Ici, nous allons essayer de démêler tout ça, et surtout proposer un embryon de contre-discours.
Le grand remplacement
Il y a un consensus sur le fait que c’est Renaud Camus qui en est l’auteur. Ce n’est pas si évident que ça, mais ça importe peu, finalement. En effet, cette thèse incarne son temps. Publiée dans l’Abécédaire de l’innocence en 2010, il la développera tout au long de la décennie.
L’idée repose sur le fait que l’immigration remplace la souche originelle française qui serait petit à petit diluée. Ça, tout le monde l’a bien intégré.
Un concept conspirationniste
Mais le concept est largement conspirationniste dans la dimension que Camus lui donne : celle d’une élite qui orchestre ce remplacement. Et pour arriver à ses fins, il ne s’agit pas seulement de le faire par le sens, mais également par la culture. C’est toute une mythologie : le peuple et l’identité comme totems.
L’idée du grand remplacement n’est qu’une mise à jour des théories antisémites de Maurice Barrès, un siècle auparavant. Une mise à jour qui intègre la recomposition multipolaire du monde, actée en 1993 dans le choc des civilisations par Samuel Huttington, théorie qui va structurer l’extrême droite post-11 septembre, au même titre que la théorie Eurabia de Bat Ye’or.
Renaud Camus qui est un vieux monsieur désormais, incarne la sagesse de l’intellectuel, malgré la pauvreté de son discours. Il continue d’en faire promotion, ayant l’écoute des canaux de réinformation. Ne nous attardons pas plus là-dessus, c’est largement documenté.
Le narratif
Vous nous entendez souvent utiliser ce terme. Un narratif, en tous cas l’usage qui nous concerne aujourd’hui est une façon de formuler les choses sous forme d’un récit. Nous identifions justement les discours conspirationnistes de cette façon, le récit remplace petit à petit le réel, c’est à dire l’histoire documentée. Mais c’est aussi par exemple, le concept du roman national et si vous avez bien suivi, vous voyez en quoi c’est problématique.
Et ce qui nous intéresse ici, c’est le narratif du grand remplacement. Dans ce récit, l’identité française est dans une situation de danger imminent. Il fait référence à notre histoire faite de grande peur (notamment La grande peur de 1789)
L’ethno-nationalisme
La définition d’une Nation peut invoquer beaucoup de concepts philosophiques et demander beaucoup de temps. Prenons donc celle du Larousse, histoire de gagner un peu de temps :
- Ensemble des êtres humains vivant dans un même territoire, ayant une communauté d’origine, d’histoire, de culture, de traditions, parfois de langue, et constituant une communauté politique.
- Entité abstraite, collective et indivisible, distincte des individus qui la composent et titulaire de la souveraineté.
- Synonyme de langue (de l’ordre de Malte).
Le Larousse
Dans la séquence qui nous concerne, l’ethno-nationalisme ou nationalisme ethnique introduit la notion d’ethnicité. En l’occurrence, tantôt gréco-romain, tantôt chrétien, tantôt gaulois, selon l’usage que l’on en fait. En tous cas, cette identité est blanche et française (européenne au moins). Dés lors, une notion de peuple qui inclut d’autres identités, ainsi que l’état qui le rend souverain devienne illégitime par essence.
Comme nous l’écrivions, le grand remplacement est un récit conspirationniste. Mais il est également très en phase avec son temps, ce genre de rhétorique est celle des Qanons.
Les invasions barbares
Voici donc sous vos yeux ébahis, la naissance d’une panique morale. Quel est le contexte socio-politique français ? La gauche n’a jamais réussi (l’a-t-elle vraiment voulu?) à amorcer un virage radical en France sous la 5ème République. Le chômage s’est durablement installé depuis la fin des 30 glorieuses. Certains régions sont décimées. Les années 90 sont le terrain du retour de la droite d’appareil.
L’insécurité devient un thème récurent, et largement instrumentalisé. Avec la Marseillaise sifflée au stade de France ou les attentats de New York, le nouveau millénaire commence sous de biens tristes auspices. 2005 marque l’arrivée des chaînes d’information continue et les émeutes des quartiers populaires occupent tout l’espace médiatique ; l’expression « classes laborieuses, classes dangereuses » revient à la mode. Arrive 2011 et son flot de réfugiés qui arrivent de Syrie, de Tunisie…
Autant d’éléments de contexte qui favorisent la naissance de paniques morales.
Et donc de récupération politique. La thèse de Camus arrive pile avant les révolutions arabes, ce qui lui donne une aura quasi prophétique.
Entre temps, le FN devient RN et avec le passage de relais chez les Le Pen commence la stratégie de dédiabolisation. Ce virage acte également un pas en arrière de la part de Marine Le Pen et de son entourage avec les théories de Jean-Yves Le Gallou. Le parti devient européiste, abandonne petit à petit le frexit et ne garde que la préférence nationale.
Le concept de grand remplacement revient à la mode avec les dernières élections et la candidature d’Eric Zemmour. Le journaliste a le soutien de Le Gallou et pique des cadres au RN tout en attirant les identitaires.
Sa fonction
Maintenant que nous avons posé le contexte, à quoi sert ce narratif ? Parce que soyons clairs, pour empêcher le grand remplacement, c’est une politique de déportation qui doit être envisagée (le principe de remigration n’est rien d’autre que ça). Et aussi terrifiant que ça puisse être, ça semble compliqué à réaliser. Ce ne serait pas le premier parti à vendre une politique irréalisable, mais il convient de rester méfiant.
À partir de là, il faut se poser la question de l’utilité du concept ?
Deux lectures s’offrent à nous.
La diabolisation
La première consiste à considérer le grand remplacement comme un outil d’exploitation des paniques morales. Le nom lui même est suffisamment clair et intuitif pour fédérer tous ceux qui ont le sentiment d’une dépossession. Que ça soit les classes populaires, exploitées, ou la bourgeoisie rapace, ce début de XXIème siècle offre un tas de possibilité d’identification.
Cette instrumentalisation détourne le ressentiment des causes sociales en créant une identité, celle d’un peuple en voie d’être dépouillé de tout, en particulier de son identité. Évidemment, cette spoliation se fait au profit d’un peuple mondialiste largement fantasmé.
Ce qui s’opère ici, c’est une forme d’aliénation. En sacrifiant les causes sociales pour le tout identitaire, dans le contexte d’une guerre culturelle dont l’enjeu n’est ni plus ni moins la survie, c’est la mise en place d’une diabolisation du progressisme.
La métapolitique
La seconde repose sur l’idée de métapolitique. C’est Alain de Benoist, historien et théoricien au GRECE qui l’incarne le mieux. Commençons donc par regarder ce que signifie la métapolitique :
Cette stratégie consiste en une diffusion dans la collectivité et dans la société civile de valeurs et d’idées (ou d’« idéologèmes ») en excluant tout moyen ou toute visée politicienne, comme toute étiquette politique, mais dans l’optique d’une « grande politique » (Nietzsche), c’est-à-dire orientée vers la recherche d’un impact historique.
La métapolitique se situe en dehors et au-dessus (meta) de la politique « politicienne », laquelle – aux yeux de ses promoteurs – serait devenue théâtrale et ne constituerait plus le lieu de la politique.
En clair, il s’agit d’un concept puisé chez Antonio Grasmci (un théoricien communiste), qui considère que la politique n’est plus l’affaire des parties. Plus précisément, si l’enjeu est toujours de conquérir le pouvoir, il s’agit d’arriver à changer la société. Et pour y arriver, il faut que LE politique déborde de LA politique.
Soyons cyniques, de Benoist n’est pas un adepte du grand remplacement. Il voit plutôt une grande transformation, mais l’opportunité que présente la popularité du grand remplacement lui permet d’imposer ses thèses : en l’occurrence, le destin du peuple européen et sa lutte pour la survie de son identité. Pour ceux qui ont l’estomac bien accroché, une courte interview de lui se trouve sur le site de la revue Element.
Concrètement, la métapolitique consiste à ne pas choisir un parti, mais de profiter d’opportunités : ce qui se joue ici, pour sacrifier au jargon gramsciste est une guerre de position. Il s’agit de lutter à l’intérieur des institutions, de diffuser ses idées au sein même de la superstructure. Et pour ça, l’extrême droite doit faire vivre ses idées en dehors de son cercle. En somme, imposer les termes du débat.
Nous en arrivons donc à tout l’intérêt du métapolitique, à défaut de choisir entre Reconquête ou le RN, la stratégie repose sur un éventail d’offres politiques. Et quand Valérie Pécresse utilise l’expression en pleine campagne, c’est une victoire pour l’extrême droite dont les idées ont commencé à se répandre jusque la droite d’appareil.
Conclusion
Nous avons vu que le grand remplacement est un narratif qui sert à exploiter des paniques morales. Alors comment lutter contre ça ? Parce que si ces idées gagnent petit à petit de l’influence dans l’espace politique, elles tendent également à incarner de plus en plus « le bon sens », présenté comme une évidence. Seulement, comme nous l’avons vu, ce n’en est pas une, c’est même une théorie complotiste impliquant une élite qui voudrait sciemment remplacer les blancs.
Voici une première façon de répondre à ça : rappeler la dimension complotiste du grand remplacement et son caractère absurde, tant dans la fin que dans les moyens qu’il implique.
Refuser le débat
La seconde façon, et probablement la plus essentielle est de refuser le débat.
L’extrême droite tente d’imposer sa vision du monde, et donc les termes de débat. Hors, nous ne voulons pas débattre ni avec ces gens, ni du grand remplacement, car :
- En discuter légitime cette théorie comme étant une théorie à débattre, ça ne l’est pas.
- Le grand remplacement impose une idée si radicale que l’enjeu est binaire : c’est vrai ou c’est faux.
- Cette théorie impose l’idée qu’il existe une seule et même identité, homogène.
- Il y aurait une intentionnalité.
Ce sont ces termes qu’il faut refuser. Le postulat est si radical qu’il nous emmène sur des terrains glissants : pour ou contre l’immigration, par exemple. L’immigration est un fait social et historique. Nos pays se transforment constamment, c’est une évolution logique et normale.
L’Europe est déjà un grand mélange, comme l’est la France. Réapproprions nous le terme volé par l’extrême droite : oui c’est une richesse.
Conclusion, il faut refuser le débat et ne pas s’en laisser imposer les termes. On peut légitimement refuser de répondre à une question si elle est mal posée et implique une réponse tronquée.
Nous rappelons également qu’on ne débat pas avec l’extrême droite. Comme nous l’avons montré avec la stratégie métapolitique, les seuls qui ont à y gagner sont ceux qui légitiment les extrêmes droites en acceptant leurs débats.