Le parquet antiterroriste est souvent au cœur d’un profond questionnement : pourquoi s’emparer d’une affaire et pas d’une autre ?
Pour certains, l’affaire est entendue ; l’État est raciste. Trop prompt à considérer un blanc comme déséquilibré quand un arabe est un terroriste. Le meme « Family Guy Skin Color Chart » montre parfaitement cette dichotomie et la façon dont le fonctionnement de la justice en lien avec le terrorisme en occident est considérée.

C’est en écrivant un rebond sur l’affaire de Mannheim, sur le traitement médiatique de l’affaire dans un contexte particulier, que nous avons mesuré l’intérêt de poser cette question. Ce parquet, en France, sert à quoi ? Et pourquoi il existe cette défiance.
Nous allons donc essayer de regarder tout ça ensemble.
Qu’est ce que le parquet antiterroriste ?
L’histoire du parquet antiterroriste est dans la continuité d’une longue histoire. Comme le raconte François Molins, il est lié d’abord à l’histoire française.
Je ne vais pas vous dresser une histoire de la Justice française, mais je crois nécessaire de vous exposer quelles ont été les dernières grandes étapes qui ont conduit à la voie suivie depuis 37 ans maintenant et qui a su se maintenir malgré les attaques terroristes parmi les plus violentes commises sur notre territoire, parce qu’elle permet d’allier principes et efficacité. En 1961, le choix fait par la France dans le contexte de la guerre d’Algérie, est celui de la Justice d’exception. Symbolisée par la Cour de Sûreté de l’État, cette Justice était spéciale du régime de l’enquête au jugement, lequel était rendu par un collège de magistrats et de militaires. La suppression de cette juridiction, très contestée dans son principe même et parfois présentée comme un symbole de l’arbitraire, fut en juillet 1981 l’une des premières décisions de François Mitterrand, nouvellement élu Président de la République. Il n’existait plus alors en France de juridiction spécifiquement en charge de la lutte contre le terrorisme. Mais notre pays allait connaître une période douloureuse, le début des années 80 étant marqué par des séries d’actes terroristes frappant Paris. En effet, si l’on observe le bilan terroriste d’une année comme 1983, on peut voir que pas un mois ne s’écoulait sans que des assassinats et attentats soit commis : terrorisme palestinien avec les actes du FPLP par exemple, terrorisme que je pourrais qualifier de mercenaire avec les actes de Carlos, terrorisme dit d’État soutenu par la Libye, l’Iran ou la Syrie, terrorisme d’extrême-gauche, avec Action directe.
Le rôle du Parquet National Anti-Terroriste – François Molins – Université de Limoges
Le rapport de la France au terrorisme se forge donc avec la guerre d’Algérie. Il décrit alors une justice d’exception, à laquelle le gouvernement Mitterand (dont le garde des sceaux est Robert Badinter) met fin. Les années 80 puis 90 sont marquées par des attentats, celui de la rue des rosiers en 1982, celui du DC-10 d’UTA en 1989, ou encore les attentats à la bombe par le GIA en France en 1995/6.
Jusqu’à la création de ce parquet en 2019, les affaires de terrorisme relèvent donc des parquets locaux. Il existait déjà des services de police et de renseignement spécialisés, mais pas encore un parquet dédié. Tout comme il existe un pôle antiterroriste au tribunal de Paris constitué d’une dizaine de juges d’instructions. Tout ce petit monde est spécialisé dans ces dossiers assez particuliers.
Définir le terrorisme
Mais pour pouvoir définir le cadre d’action de ce parquet, encore faut-il définir le terrorisme. Commençons par le début, c’est une circonstance aggravante au regard du droit commun.
La définition retenue en France du terrorisme n’est donc pas une définition politique mais une définition renvoyant au seul mobile objectif de la commission : troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. À la suite de cette définition, le Code liste donc des infractions de droit commun qui constituées avec la circonstance aggravante de terrorisme, deviennent terroristes. Les conséquences pénales de l’aggravation sont l’alourdissement des peines encourues. Confrontée au terrorisme dans toutes ses formes (terrorisme révolutionnaire d’action directe, terrorisme séparatisme basque ou corse et terrorisme des organisations clandestines issues du Moyen-Orient), la France n’a cessé de développer son dispositif législatif et aujourd’hui, la législation française figure parmi les plus abouties dans ce domaine.
Le rôle du Parquet National Anti-Terroriste – François Molins – Université de Limoges
Comme l’explique F. Molins, la définition relève du droit et non du politique. Toutefois, cette définition reste sujette à interprétation : « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » ; un cadre tantôt flou, tantôt flexible selon le point de vue.
Le fonctionnement
Le parquet est constitué d’une trentaine de magistrats qui se saisissent ou nom des affaires. La décision du PNAT (Parquet National Anti Terroriste) supplante celle du parquet traditionnel.

Lorsque une affaire instruite dans le cadre de l’antiterrorisme va jusqu’au procès, celui ci est délocalisé au tribunal de justice de Paris.
Voici, dans les grandes lignes, comment fonctionne le parquet antiterroriste.
Et l’extrême droite, tous des déséquilibrés ?
Mais alors, pourquoi scrute-t-on l’attitude du PNAT dans chaque affaire ?
Il est un préalable qui nous est cher. Prenant acte de la définition purement juridique du terrorisme, nous ne pouvons en revanche pas faire l’économie d’une définition politique de l’extrême droite. À ce titre, le projet de société porté par les islamistes radicaux est profondément réactionnaire. L’islamisme est donc une extrême droite parmi les autres. Il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur sur des cultures et une religion, mais sur certaines expressions bien particulières, radicalement conservatrices et violentes.
Ceci étant dit, dans le langage commun, lorsque nous parlons d’extrême droite et d’islamisme, nous avons intériorisé les différences entre suprémacistes blancs et fanatiques religieux.
En septembre 2024, selon le procureur Olivier Christen, la « menace djihadiste représente 80 % des procédures » diligentées par le Pnat. Il évalue à environ trois fois plus de procédures de ce type pour le premier semestre 2024, en comparaison de la même période en 2023.
Fiche Wikipedia
Et si on se rappelle de ce que disait François Molins (un peu plus haut dans cet article), l’histoire de l’antiterrorisme français récent s’est construit autour de l’islamisme.
Tous les magistrats interrogés décrivent un système à deux vitesses. « L’entreprise terroriste » classique : l’auteur « adhère à une organisation labellisée terroriste type Al-Qaïda, l’État islamique, l’ETA, et alors vous pouvez pratiquement intégrer n’importe quelle infraction sous l’étiquette terroriste », synthétise le procureur. Même cas de figure, selon lui, lorsque le crime est commis par un commando : « Lorsqu’il y a eu les tueries de Charlie Hebdo ou du 13-Novembre, il n’y avait pas besoin de réfléchir : c’était du terrorisme. »
Cela se complique dès lors qu’il s’agit d’un acte perpétré par un homme seul, comme dans le parc de Villejuif, à la mosquée de Bayonne ou à la préfecture de police de Paris.
Afin de déterminer le caractère ou l’absence de caractère terroriste d’un acte, le PNAT, interrogé par Mediapart, explique fonder son analyse « au cas par cas » sur différents paramètres : « les motivations de l’auteur : l’acte ne doit par exemple pas s’inscrire dans le cadre d’un différend privé » ; « la personnalité de l’auteur : l’individu est-il connu des services spécialisés ou en relation avec des personnes connues des services spécialisés pour leur appartenance à des groupes terroristes ou extrémistes ? Quel est son état psychologique et psychiatrique ? » ; « la nature de l’acte : la gravité de l’acte ainsi que son mode opératoire ».
« Attentat », « terrorisme » : des notions à géométrie variable – Médiapart – Matthieu Suc – 5 janvier 2020
Nous avons donc, formulé autrement, un parquet spécialisé dans l’islamisme. Comme le raconte Marc Trévidic : « J’en ai eu beaucoup dans mon bureau qui se sont retrouvés au Bataclan. », il y a une forme d’expertise sur un sujet donné, et une confusion avec une mission plus large.
Bien entendu, le terrorisme n’est pas réductible à l’islamisme. Les dernières décennies ont montré une grande variété dans l’expression politique violente. Bien sûr, il y en a eu à gauche, il y a également eu les indépendantistes et… l’ultra-droite.
Le terme vient du besoin des services de renseignement de qualifier l’extrême droite violente (l’extrême droite est toujours violente, ne serait-ce que dans ses discours) sans parler des formations politiques déclarées officiellement à l’extrême droite. Et ce courant réactionnaire, ultra ou pas, est pourvoyeur de types qui passent à l’acte : à Magdebourg et Mannheim, les chauffards qui ont foncé dans la foule n’avaient pas fait allégeance à un califat mais adhéraient ouvertement à des discours d’extrême droite (voire néo-nazi pour le second).
Le terrorisme d’extrême droite est donc une réalité tangible en Europe.
Les tueurs solitaires et les réseaux
Anders Breivik. Qui pourrait oublier le bourreau d’Utøya, coupable d’un attentat à la bombe et d’une tuerie, 77 morts, plus de 300 blessés ? Le tueur solitaire a largement expliqué sa funeste démarche dans un manifeste de 1500 pages et fera des saluts nazis à son procès. Tout comme pour le 13 novembre, la question ne se pose pas, c’est du terrorisme.
Seulement il y a une vraie différence entre un type seul et un solide réseau international. C’est l’une des problématiques de l’anti-terrorisme français. Médiapart, en 2020, rappelait l’affaire de la mosquée de Bayonne, où Claude Sinké, un ancien candidat local RN, âgé de plus de 80 ans, avait pris une arme et tiré sur des fidèles de la mosquée. Raciste ? Oui. Les motivations étaient complotistes, il voulait venger l’incendie de Notre-Dame (accidentel, faut-il le rappeler).
Le profil de Claude Sinké et la cible choisie, une mosquée, correspondent à ce qu’annonçaient les services de renseignement. […], Sinké, lui, a fait feu sur deux hommes et a incendié la voiture où s’était réfugié l’un d’eux. Mais son acte n’est pas qualifié de « terroriste ».
« Attentat », « terrorisme » : des notions à géométrie variable – Médiapart – Matthieu Suc – 5 janvier 2020
Pourtant, le PNAT ne s’emparera pas de l’affaire. Pas de réseau adossé à ce vieux type raciste, pas loin d’être sénile (qui décédera dans l’année) et pas de nécessité de délocaliser un procès entre bayonnais à Paris.
Le PNAT s’emparera d’autres affaires de terroriste d’extrême droite comme celle de ce jeune facho radicalisé et armé jusqu’aux dents en 2024.
La question des « déséquilibrés »
Du point de vue juridique, la question de la santé mentale va se poser ainsi : « le mis en cause disposait-il de toutes ses capacités de discernement, et son jugement a-t-il été altéré ? ». Parce que si un type en tue dix autres, mais qu’il est dés le début de l’enquête identifié comme souffrant d’une pathologie psychiatrique, le PNAT ne va pas s’engager sur cette voie là, mobiliser un ou des magistrats pour une affaire dont tout le monde connait déjà la fin.
« oui, mais… il a crié Allahu akbar ! »
Ça change tout ! Haro sur Daesh ! Sauf que, dans un monde obnubilé par le terrorisme islamiste, n’importe qui peut se revendiquer de cette cause, y compris… une personne en pleine crise de démence. Et vu que les procédés d’attaque au couteau ou de voiture-bélier se sont généralisés, ça devient difficile de savoir s’il s’agit d’un geste désespéré, d’une volonté de répandre la terreur ou d’une crise psychotique.
Là encore, des querelles de concepts s’opposent, comme l’expose dans le Dictionnaire de la guerre et de la paix (Puf, 2017) l’ancien de la DGSE et professeur à Sciences-Po Yves Trotignon : entre ne « juger que les actes commis, sans considération pour les motivations de leurs auteurs », ou, au contraire, conjuguer l’acte et la personnalité de son auteur pour se forger une conviction.
« Attentat », « terrorisme » : des notions à géométrie variable – Médiapart – Matthieu Suc – 5 janvier 2020
Ce qui crée des dissensions au parquet, entraîne beaucoup d’incompréhensions dans l’opinion publique.
Ci-dessous, des cas où le meme family guy a été invoqué. Joel Cauchi a été abattu à Sidney alors qu’il avait tué 6 personnes avec un couteau ; il était schizophrène. L’homme n’étant plus là pour s’expliquer, il ne nous reste pas grand chose à part qu’il a tué des gens et qu’il était sujet à des crises de démence. Pourtant, le procédé est régulièrement associé au terrorisme.

Quel enjeu ?
Nous avons donc vu pourquoi, concrètement, le parquet antiterroriste s’empare d’une affaire ou non. Il n’y a pas de raison que les magistrats, de par leur milieu social, leur environnement et leur expérience, ne soient pas traversés par des tensions, des aprioris. L’aspect technique du droit fait abstraction d’une donnée importante : nos sociétés sont traversées par des tensions. Paradoxe, c’est au droit de normaliser ces tensions.
L’enjeu est symbolique. Pourquoi se pose-t-on la question quand arrive un drame ? Pourquoi est-ce que nous sommes nombreux à penser que si le tueur solitaire est blanc, il ne sera pas terroriste ? Parce que notre société est structurée par des rapports de domination, une histoire complexe et douloureuse. Parce que tant politiquement que médiatiquement, le terrorisme est le paroxysme de cette violence.
Si le parquet n’utilise qu’une définition juridique, le reste de la société invoque une définition politique. Une définition mouvante, floue, où il faut composer avec des notions comme le terrorisme d’état, des systèmes mafieux, des organisations gigantesques… et des personnes isolées qui font également de dégâts, dans les chairs et dans les têtes.
Dans ce contexte, les réactionnaires se renvoient la balle, dans une logique d’accélération vers une rupture générale, prémisse d’un âge d’or, sur fond de guerre civile. Aucun de ces camps là n’a d’intérêt à une société moins raciste, au contraire.
L’équité contre la violence
L’enjeu ici est l’équité. Car il semble inéquitable pour beaucoup de ne pas considérer qu’un néo-nazi qui fonce dans la foule à Mannheim ne soit pas un terroriste, même avec des problèmes de santé mentale. Là encore, quand la police refuse de parler de terrorisme, le sentiment d’injustice est déjà présent. Surtout quand quinze jours plus tôt, un afghan présentant aussi des problèmes de santé mentale, avec utilisé le MÊME procédé tuant deux personnes ; les autorités avaient alors parlé d’attentat.
Les mots sont importants. Attentat et terrorisme ne sont pas utilisés de manière équitable dans le champ politique, et ça exacerbe les tensions au lieu de les apaiser en cultivant un sentiment d’iniquité.
L’ultime paradoxe avec le meme Family Guy Skin Color Chart, c’est finalement de vouloir rétablir cette équité en qualifiant toute violence de terrorisme. Une façon de vider les mots de leur sens en nivelant. Seulement, on ne peut faire abstraction de la réalité du racisme omniprésent dans notre société.
Alors, il faudrait peut être sortir de ce fétichisme du terrorisme, considérer la violence dans le champ politique comme une expression réactionnaire.
L’angle mort de la santé mentale
Enfin, il est nécessaire de rappeler que la psychiatrie est le parent pauvre de la médecine en France. La situation n’est guère mieux dans d’autres pays où le coût de la santé est une problématique centrale. Fermer des lits depuis des années a des conséquences concrètes. La problématique n’est pas nouvelle, et à part vouloir durcir la loi, les choses ne changent pas.
L’effet de ce meme est même à double tranchant, instillant l’idée que les pathologies mentales rendent dangereux. Également, toutes les personnes violentes ne sont pas « déséquilibrées » ou « terroristes ».
Finalement, cette généralisation amène plus de confusion qu’autre chose. Et ni les politiques, ni les médias n’arrangent les choses en scrutant la réaction du parquet antiterroriste.