Pour ceux qui refusent la modernité, il s’agit d’invoquer le passé. C’est ce qu’on appelle le conservatisme, antonyme du progressisme. Considérons pour commencer qu’il s’agit d’une tendance plus qu’une doctrine en particulier. Avant même de prôner un retour à une histoire révolue, il s’agit de formuler un rejet de la direction prise par nos sociétés.
Le conservatisme est donc avant tout un refus de l’instant t, un rejet du maintenant et des préoccupations de ses contemporains.
Politiquement, c’est la droite. C’est notre bon vieux RPR et tout ce qui est à sa droite. Philosophiquement, c’est l’ordre naturel des choses qui prévaut sur les lois des hommes. Nous sommes familiers de cette lecture avec les religions qui opposent les plus orthodoxes se réclamant de la loi de Dieu aux progressistes qui vivent leur foi en phase avec leur temps.
Face à l’évolution de nos sociétés et des débats qui les traversent, le conservatisme propose donc un retour à un moment passé en phase avec leurs valeurs. Et c’est bien là que le bas blesse, car jusqu’où doit-on retourner ?
Le refus de l’instant T
Faisons un pas en arrière. Dans les années 90, Édouard Balladur est le premier ministre de la cohabitation sous Mitterand. Le 25 mars 1995, le Pape jean-Paul II s’en prenait au droit à l’avortement, poussant les politiques français à réagir. L’extrême droite s’en félicite, la droite au pouvoir prend ses distances, Chirac et Balladur excluent toute révision de la loi Veil. Le président d’alors (mangez des pommes !) formule sa réponse ainsi :
« Oui à l’objection de conscience, non à une morale qui primerait sur la loi civile et justifierait que l’on se place hors la loi. Cela ne peut se concevoir dans une démocratie laïque. »
Cette position peut sembler bien tiède aux heures glorieuses du wokisme, mais elle en dit beaucoup sur la nature du conservatisme. C’est une notion mouvante. La loi Veil, adoptée en 1974 est une loi proposée par une ministre de droite d’un gouvernement de droite et votée par la gauche et le centre. Nous avons une grande admiration pour Simone Veil, mais la réalité est là, elle n’a jamais été une femme de gauche.
Le recours à l’avortement est alors présenté comme un progrès social plus que sociétal. Dans le camp conservateur jusqu’au centre gauche, il ne s’agit jamais de laisser les femmes disposer de leurs corps, mais d’un choix pragmatique pour garantir des conditions matérielles aux enfants à naître et de réduire le recours aux IVG clandestines et dangereuses. Verre à moitié plein, mais vrai progrès.
Le conservatisme est un produit de son temps.
Cet épisode l’illustre parfaitement. En 20 ans, la droite conservatrice contrainte à réagir à un fait de société dans les 70’s en vient à se défendre conte plus conservatrice qu’elle, l’Église catholique romaine.
La réduction du conservatisme à un refus de la modernité est une erreur d’appréciation. C’est une réaction à son temps et son époque. Et c’est probablement une différence fondamentale entre la droite et l’extrême droite, le conservatisme de la droite est relatif au présent, constamment. Selon la maxime « On sait ce que l’on quitte, et non pas ce qu’on prend », la droite regarde toujours derrière elle à défaut de regarder devant.
Le conservatisme ne porte pas en lui-même un projet de société, il pose comme postulat qu’un changement de trajectoire est nécessaire. A défaut de proposer un véritable projet de société, il se fond dans une idéologie libérale reposant sur une longue tradition commune : ce qui est régalien et ce qui ne l’est pas, ce qui doit être régulé et ce qui ne doit pas l’être, ce que l’Homme doit toucher et ce qui doit être laissé à l’état naturel.
Le conservatisme dans sa radicalité
En revanche, le conservatisme de l’extrême droite porte un projet de société. Notre extrême droite française actuelle a une filiation, et nous y reviendrons juste en dessous. Mais avant toute chose, il est nécessaire de regarder quel idéal est porté par les extrêmes droites. Le concept de remigration revendiqué par Eric Zemmour est une proposition politique qui repose sur l’idée que la France était mieux avant l’immigration. Bien entendu, c’est absurde mais on voit se dessiner ici une vision plus radicale du conservatisme, un changement de trajectoire plus radical, celui du frein à main et du virage à 180 degrés.
L’idée qui se dessine ici est celui d’un retour à un âge d’or. Et cette idée là relève largement du fantasme. Mais comme toutes les idées, elle a une histoire. Reprenons la depuis depuis le début. Où placer le début est déjà en soi un choix difficile. Nous la prendrons en cours de route à un moment charnière de notre histoire.
Pour entrer dans l’histoire de ce conservatisme, en tous cas dans sa forme actuelle, prenons Arthur De Gobineau, l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Il n’est pas seul porteur du conservatisme, mais son œuvre va profondément influencer son époque. De Gobineau naît juste après la chute du premier empire dans une famille issue de la noblesse de robe (en opposition à la noblesse de sang). Son père était un officier fidèle à Napoléon. Il faut comprendre l’imaginaire d’un enfant qui grandit dans ce contexte là. L’avènement de la République à la Révolution est un traumatisme collectif pour sa classe. L’universalisme a remis en cause les privilèges des gagnants de l’Ancien régime, un climat de paniques morales. La restauration se fait dans un contexte politique tendu et complexe, et un compromis est trouvé ; l’Ancien régime ne reviendra pas. L’Empire français s’est mis le monde à dos (et pour cause !).
Mais l’heure est aussi à l’effervescence culturelle et intellectuelle. De Gobineau se revendique du romantisme, il a grandit en Allemagne et y deviendra diplomate. Il écrit à ses heures perdues, c’est là qu’il théorisera l’inégalité des races (le tome 1 débute par une préface à l’adresse du Duc de Hanovre, ville où il était en poste).
En France, le romantisme est aussi un retour de flamme (un backlash) de la Révolution, marquée par le seau du modernisme. Si le modèle de 1789 nous semble daté, il est à l’époque incroyablement ambitieux. C’est souvent la dimension mal comprise de l’universalisme qui pose les bases de l’égalité de droit (toute relative, mais quand même). Pour ceux qui ont perdu tant de privilèges en quelques années, ce modernisme est l’ennemi à abattre. De Gobineau est un homme de son temps qui vit dans un pays encore puissant, il matérialise une pensée entre ses rêves de voyage et ses amitiés royalistes.
De Gobineau s’essaiera à tous les styles littéraires. D’ailleurs, rappelons-le il est diplomate et écrivain, il n’a jamais été scientifique. Ses tentatives d’incursion dans ce domaine ont été balayé d’un revers de la main par les scientifiques de l’époque. Et si son Essai sur l’inégalité des races a rencontré un certain succès, ce n’est ni en France, ni dans le monde savant. C’est en Allemagne qu’il va influencer le mouvement Völkisch par sa vision décliniste du monde qui trouve pour lui son origine dans la question ethnique.
De Gobineau est donc un conservateur du milieu du XIXème siècle, en rage contre l’Histoire, et son époque qu’il vit comme un déclin. Un autre exemple fondateur pour l’extrême droite pour bien être celui d’Augustin Barruel, prêtre français qui passa la fin de sa vie à vouloir démontrer que la Révolution était un complot ourdi par des confréries occultes. De Gobineau a sûrement lu Barruel ; les deux défendent pourtant des approches très différentes et pourtant fondatrices pour les extrêmes droites : raciale et identitaire pour l’un, complotiste et antisémite pour l’autre.
De Gobineau est un pionnier dans sa lecture de l’histoire. Pour faire bref, il décrit trois grands peuples (les blancs, les noirs et les jaunes). Les blancs sont les aryens, supérieurs aux autres en tous points, mais affaiblit par le métissage. Il essentialise de façon brutale, son « analyse » relève de la pseudo-science et n’a absolument aucun socle scientifique sérieux.
Pourquoi ce peuple et pas un autre ?
L’aryanisme est l’expression d’un imaginaire désabusé, un faux constat de décadence que De Gobineau attribue au métissage, une forme de « pollution » de la race. C’est pour cette raison que son imaginaire va piocher dans la haute antiquité (voir le néolithique) pour trouver un germe original, primitif. Le choix de l’écrivain, fasciné par la Perse et l’Inde, se porte alors sur les aryens, ce peuple qui s’illustre par ses apports à l’âge du bronze.
De Gobineau situe leur origine en Mongolie. Les historiens placent plutôt leur origine en Bactriane, cette zone au sud de la Russie entre la mer Caspienne et les flancs de l’Himalaya. Pourquoi sont-ils là ? Ont-ils été chassé ou ont-ils décidé un beau jour de se sédentariser ? On en sait pas beaucoup, Gobineau encore moins. Toujours est-il qu’ils s’étendent petit à petit et vers 2000 avant JC, ils s’installent dans le nord de l’Inde et en Perse (l’Iran d’aujourd’hui). Le terme aryen vient du sanskrit, l’une des langues les plus anciennes, qui date de la période védique (XV à Vème siècle avant JC).
Les indo-européens n’ont donc pas grand chose d’européen. Il serait même plus juste de parler d’indo-iraniens, mais ça n’a pas un grand intérêt aux yeux de De Gobineau qui mêlent ses rêveries littéraires à sa fascination pour l’histoire. Il revendique la parenté intellectuelle avec Henri De Boulainvilliers pour qui les rois français seraient issus de peuples germains, ce qui est effectivement attesté.
Le mouvement Völkisch s’approprie la thèse d’Arthur De Gobineau selon laquelle les peuples germains seraient les descendants les plus direct des aryens. Chacun s’arrange selon ses intérêts du moment, l’idée de pureté est en phase avec le nationalisme pangermanique naissant. La révolution conservatrice allemande intériorisera ces mêmes thèses au début du XXème siècle, le nazisme en sera un sous-produit.
Alors pourquoi ce peuple et pas un autre ? C’est difficile à dire. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque et tenter d’en saisir les imaginaires. Le gout du voyage et le désir d’aventure ont agité le XIXème siècle. On trouve également dans son Essai sur l’inégalité des races une justification de l’antisémitisme, une justification bancale comme le reste de son analyse. Une analyse pseudo-scientifique, certes, mais qui va marquer certains scientifiques de son époque. Les théories sur les races avaient déjà cours en occident dés la fin du XVIIIème siècle. De Gobineau fait de ces hypothèses (qui seront invalidées) la vérité d’un roman. Quoiqu’il en soit, De Gobineau tenait ici le liant nécessaire pour sa thèse : les malheurs du monde sont une question ethnique.
Une autre explication de l’attrait du romancier pour l’Inde, c’est la notion de cycles de la mesure védique du temps. Le temps est composé de quatre âge, les Yuga, le premier est un âge d’or, puis les choses se dégradent, c’est le déclin jusqu’à un âge sombre qui annonce le renouvellement. Un nouveau cycle commence avec un âge d’or.
Le problème de l’âge d’or
En réalité, les occidentaux qui se sont inspirés de ce qu’ils connaissaient de l’Inde en avait une lecture occidentale et piochaient dans ce qui leur plaisait. La reproduction du système de castes a beaucoup plus à De Gobineau, pour qui la noblesse était synonyme de privilèges révolus.
Le problème posé par l’idée d’un âge d’or, c’est celui d’être contraint à ne prendre qu’un instantané comme modèle. L’histoire du peuple aryen n’est peut être pas si glorieuse finalement. Ils sont arrivés sur les terres d’un autre peuple, les Mèdes. De guerres en invasion, les populations ont changé d’empereur et à force se sont mélangées. D’un point de vue génétique, c’est pas plus mal.Voilà une contradiction, l’âge d’or des uns a été remplacé par l’âge d’or des autres. Les assyriens, les grecs, les romains…
Il faut donc prendre cette notion d’âge d’or comme un absolu, un idéal vers lequel il faudrait se rapprocher. Mais la conception cyclique du temps et du rapport à la nature propre au conservatisme fait d’un retour en arrière une contradiction insoluble. Le retour en arrière est impossible. Et le conservatisme trahirait sa nature en accélérant, en tentant un grand bon en avant pour remettre les compteurs à zéro.
Le conservatisme est donc relatif. Partons de Arthur De Gobineau et faisons un pas en avant de 80 ans, jusqu’à Charles Maurras. Ce dernier voue une haine farouche à l’Allemagne et au pangermanisme. Dans son nationalisme intégral, il utilise des idées développées au XIXème siècle évidemment, et base bien entendu son discours nationaliste sur une base ethnique (et antisémite). Mais le fait intéressant est qu’il est s’inscrit dans un refus des thèses de De Gobineau parce que justement, il refuse de voir la filiation germanique comme noble, bien au contraire.
Il faut donc appréhender le conservatisme comme une réaction à son époque, comme un non-projet politique, uniquement une expression contre-révolutionnaire.
Il est nécessaire pour nous, progressistes, de nous réapproprier le progrès en conscience, de savoir interroger nos modes de vie et de production dans l’optique de construire. Autrement nous serions pris au piège entre un conservatisme qui regarde derrière et un monde productiviste qui s’est accaparé le progrès au nom d’une logique mortifère, celle du profit.