Les grandes marques succomberaient-elles à la pression woke, c’est la grande question qui devrait animer les discussions autour de la machine à café. Bad buzz, cancel culture et wokisme ont intégré le langage courant ; noms donnés à beaucoup de choses et surtout n’importe quoi.
Puis nous regarderons de plus près ce que veulent dire ces concepts et comment ils s’articulent de nos jours avec une politique d’extrême droite.
Nous allons tenter de démêler ça ensemble.
Ce qui va se jouer ici est surtout une bataille économique, un enjeu pour les industriels : préservez leurs parts de marché. Toutefois ce débat dépasse les étals des marchands. Aux progressistes se sont opposés un camp conservateur qui veut préserver son hégémonie culturelle. En clair, dans les rapports de domination de notre société (une société patriarcale blanche et hétérosexuelle), il s’agit de ne pas perdre en pouvoir.
Hors les marques vont vers plus de progressisme, mais également vers une neutralité de façade. Finis les visuels et messages racistes, mais pas de politique ! A l’image des industriels qui se donnent une image plus verte et respectueuse de l’environnement (le greenwashing), il s’agit ici d’une pratique relevant d’un néologisme : le woke washing. Mais est-ce vraiment progressiste ?
Les marques comme enjeu
Mais avant tout, rappelons une chose essentielle. Les marques doivent vendre. Et pour cela, il faut une image de marque positive, qui rassemble et véhicule des principes positifs. Que des bonnes choses en somme. Seulement voilà, elles s’opposent à deux contraintes :
- La première, c’est l’impact réel de la fabrication ou de la consommation, loin de l’image désirée par la marque. Fabriquer des vêtements a un impact environnemental colossal. Et manger des confiseries, c’est pas bon pour la santé.
- La seconde, c’est que les marques évoluent dans une société en perpétuelle évolution. Et ça constitue un fil de funambule où il faut composer avec des tensions qui rendent difficile de garder une image lisse.
Des marques un tout petit peu racistes quand même
Ça fait partie de notre histoire occidentale, elle intègre un imaginaire post-colonial. Et au XXIème siècle, il devient effectivement urgent d’en finir avec certaines représentations. Évidemment, on aurait du en finir plus tôt, c’est certain.
Bamboula
On démarre notre tour avec les biscuits Bamboula. Cette curieuse idée naît dans les années 80. En 1987, la biscuiterie Saint Michel (de Saint Michel Chef Chef, à deux pas de Nantes, comme Lu) crée un nouveau biscuit dans le cadre d’une nouvelle marque. La sinistre aventure ne durera que quelques années, se terminant dans un feu d’artifice de n’importe quoi avec en 1994 un projet de parc à thème qui rappelle furieusement les zoos humains. La polémique fait reculer le groupe Saint Michel qui abandonne la marque.
De fait, on se demande toujours comment ils ont pu avoir cette idée là, si ce n’est entretenir un imaginaire nourri (non aux biscuits pur beurre) aux clichés racistes. Inutile de rappeler que le terme Bamboula est utilisé en France comme une insulte aux tirailleurs sénégalais avant de voir son usage élargit à toute personne noire.
Banania
D’ailleurs, parlons en des tirailleurs sénégalais. Justement, c’est le tirailleur de Banania. La marque est créée en 1914 et importe d’Amérique centrale une recette à base de farine de banane, de cacao et de sucre. Le produit cartonne en France et popularise le cacao en poudre au petit déjeuner (il vient concurrencer le cacao amer). Mais les temps changent, et le slogan Y’a bon Banania commence à être très sérieusement critiqué. En 1967, à l’occasion du rachat par un premier groupe, le logo évolue, plus simple sur fond jaune. Le slogan disparaît de la communication, mais pas des esprits.
Les années passant, la marque passe de groupes en groupes. Banania est dépassée par sa sous-marque Benco. Finalement, la marque ne se défera jamais de son image et se verra même traînée en justice. Enfin, la dernière usine française ferme en 2019 alors que la marque banania était tombée en disgrâce des consommateurs en France.
Aunt jemima
Personne ne connaît Aunt Jemima en France, et pour cause, c’est un produit typiquement américain qui correspond à un mode de consommation très nord-américain. Il s’agit d’une gamme de produits pour les pancakes, des poudres et préparations. Le produit phare est un simili sirop d’érable à base de sirop de maïs. Autant dire le petit déjeuner emblématique de cette bonne vieille Amérique !
Toutes ces marques, comme nous le verrons sont des créations de groupes industriels. Dans ce cas, il s’agit de Quaker Oats Company, lui même filiale de Pepsi. Aunt Jemima, tante Jemima en français est une expression typiquement américaine, très proche de celle de la servante noire. Un imaginaire colonial, encore une fois.
Par ailleurs, l’année 2020 est celle où la plateforme HBO annonce retirer le film Autant en emporte le vent, qui met en scène un personnage similaire, pour le ressortir avec un disclaimer (un texte informant des représentations racistes du film). Mais c’est la panique dans les milieux conservateurs en plein mandat Trump. Le groupe Quaker Oats annonce en 2020 renommer sa marque Pearl Milling Company, en retirant l’image stéréotypée de la servante noire avec des nouveaux packaging dès la mi 2021.
Uncle Ben’s
Qui ne connait pas Uncle Ben’s, le riz américain par excellence. Pas le riz de Camargue ou le riz parfumé importé de Thaïlande… Ici, on parle bien de ces grains longs à la qualité gustative incomparable, fruit d’un processus industriel de grande qualité, etc.. etc… Mais ça, c’est l’image qu’on nous a vendu à grand renfort de spots publicitaires nous montrant un acteur noir incarnant Uncle Ben’s dans une Amérique complètement émancipée de toute discrimination. Le story telling repose sur l’image de l’oncle Ben :
Uncle Ben était un riziculteur connu dans la région de Houston pour produire le riz de meilleure qualité de la région, à tel point que son nom servait de référence aux autres riziculteurs et autres commerçants en riz. C’est pourquoi la marque s’empara de ce nom. Toutefois, le portrait symbole de la marque n’est pas celui d’Uncle Ben, décédé au lancement de celle-ci, mais celui de Frank Brown, maître d’hôtel du restaurant de Chicago où Gordon Harwell avait ses habitudes, il était connu et apprécié pour son accueil chaleureux donc Gordon Harwell lui a rendu hommage en prenant comme symbole son portrait pour la marque Uncle Ben’s.
Wikipédia
En fait, c’est une marque développée en 1942 par un industriel texan, le groupe Mars. Et en 2020, l’heure n’est plus à ce genre de représentation qui véhicule un imaginaire biaisé et raciste. Le groupe décide de renommer la marque, enlever l’image de l’homme noir et renommer le tout en Ben’s Original.
Malgré les critiques, la marque accusée de racisme n’a plus le choix. Et pour cause ! Cet épisode s’inscrit dans une dynamique, comme nous le verrons par la suite, où la parole des minorités se libère. Uncle Ben’s fait référence à un imaginaire esclavagiste : la culture du riz en Amérique, import des communautés africaines déportées. Notez que c’est aussi une histoire française.
M&M’s
La dernière en date. Les bonhommes M&M’s, mascottes de la marque vont disparaître. Autant vous dire que chez les debunkers, à la limite on en croque un ou deux, mais ce genre de nouvelle ne nous arrache pas un sursaut. Néanmoins, il ne nous échappe pas que tout le monde a trouvé un responsable : le wokisme. Ô stupeur !
Vous savez ce que signifie M&M’s ? Ce sont les initiales de Franklin Clarence Mars et Bruce Murrie. Oui, le mars de la barre Mars, mais aussi celui qui a crée Uncle Ben’s dont nous parlions juste avant. Nous sommes en 1940, et les confiseries vont s’exporter dans les rations des GI’s.
En 1971, la marque crée des mascottes. Petit à petit, les personnages vont se diversifier, vert est la première femme parmi eux et arrive en 1997. Mais c’est Violet qui va rester coincé en travers de la gorge de la droite réac’ américaine. À peine créée fin 2022, que la panique s’empare de nos chevaliers blancs, unis derrière l’animateur Tucker Carlson, chantre de l’Amérique conservatrice.
Ni une, ni deux, pour éteindre l’incendie, la marque supprime ses mascottes. L’industriel fait appel à Maya Rudolph, icône du Saturday Night Live et au discours progressiste pour représenter la marque.
Des marques Openminded, la tendance woke
Donc, nous avons vu que les marques ont cédé aux sirènes du péril woke en renonçant petit à petit à leurs visuels racistes. On a surtout vu que ce les débats qui traversent la société qui ont poussé les industriels à changer leurs fusils d’épaule. D’autres marques vont tenter d’accompagner ce mouvement, en se donnant une image friendly.
Marks and Spencer
Marks and Spencer, c’est le grand bazar de l’hôtel de ville version britannique. L’entreprise date de la fin du 19ème siècle et verra sa croissance ininterrompue jusqu’à la crise du Covid. M&S c’est à la fois des lieux de vente, mais aussi un fabricant. Et pour pouvoir réussir à tirer son épingle du grand jeu du libre marché, elle doit innover. Ce qui peut parfois se retourner contre son créateur : à l’image de la polémique du burkini puis avec un papier toilette sur lequel des internautes ont cru voir une reproduction d’Allah dans un motif d’aloé vera. La marque retire alors son papier toilette des rayons.
Dès lors, pour éviter ce genre de bad buzz les marques marchent sur des œufs. Malgré le risque de la polémique, il faut pourtant conquérir de nouveaux marchés. C’était l’idée du burkini. Mais M&S va aussi se positionner sur une communication LGBT-friendly, c’est à dire respectueuse envers les minorités LGBT. L’entreprise expérimente des badges avec différents pronoms, ce qui tourne vite à la blague, puis lance un sandwich Laitue Guacamole Bacon Tomate, pour soutenir les luttes LGBT.
Nous ne sommes pas certains que cela répondent vraiment aux discriminations au travail pour les salariés LGBT (ici en France), même s’il est évident que ça participe à une évolution des normes.
Coca cola
Chaque marque a développé sa propre image, unique. Par conséquent, chaque marque a ses propres polémiques. À l’image de Coca-cola qui se retrouve avec un ours polaire comme mascotte, une espèce classée vulnérable pour une marque qui pollue énormément.
Alors quand en 2011 Coca-Cola dépense deux millions pour aider à la protection de l’ours polaire pour se défaire d’une polémique… ça crée une polémique. Quand ils tentent de se défaire de l’ours blanc, ils sont accusés par l’aile conservatrice de vouloir paraître moins blanche. Et c’est le problème de la marque, comme un boulet qu’elle traine depuis longtemps.
Chaque tentative d’éviter un bad buzz échoue, et la marque se retrouve associée à des polémiques sur la couleur de peau.
Ben & Jerry’s
On continue dans le registre des aliments avec un indice glycémique élevé. Ben & Jerry’s c’est deux babacools qui créent une marque de crèmes glacées en 1978 dans le Vermont (l’état de Bernie Sanders). La marque va se positionner pour le mariage LGBT et en 2020 va jusqu’à prendre position pour la régularisation des sans-papiers en France.
Le glacier va jusqu’à signer un partenariat avec l’Anafé, un collectif qui fait un travail remarquable sur les zones de rétentions en France. Paradoxalement, la marque est rachetée par Unilever en 2000, le même groupe qui possède un temps la marque Banania. Les marques se vendent et se revendent, et les groupes en possèdent parfois certaines dont les images sont opposées.
Et au rayon vêtement aussi…
Nike
Comment parler des marques de fringues sans parler de Nike qui a probablement incarné le cas le plus flagrant de question éthique ? L’année 1999 est l’année de tous les malheurs pour Phil Knight, le fondateur et grand patron de la marque. Rendez-vous compte, après être pris en flagrant délit de justification du travail des enfants, puis le Livre No Logo de Naomi Klein met en lumière les conditions de travail dans des usines-prison.
Autant dire que Nike figure au Panthéon des marques qui incarne la mondialisation, et ce n’est pas woke pour un sou.
Le cas de Nike, comme le racontait déjà Klein il y a plus de 20 ans, c’est qu’il s’agit d’une marque qui propose un art de vivre. L’image est si forte que les petits désagréments de l’exploitation capitaliste deviennent une abstraction. Malgré tout, la société américaine développe des programmes pour améliorer son image.
Les années ont beau passer, et les cadres du marketing chercher des solutions, rien n’y fait. Encore en 2020, Nike est encore épinglé pour sa participation à l’exploitation des Ouïghours. Qu’on ne se plaigne pas, ce ne sont plus des enfants !
Et tout comme Nike, Gap se retrouve ainsi pris la main dans le sac (en tissu).
Zara
Zara aussi sera mouillé dans l’exploitation des Ouïghours, nous ne pourrons pas détailler toutes les multinationales ayant participé à ces exploitations, elles sont nombreuses.
Mais c’est une autre polémique (parce que oui, elles s’empilent) qui va toucher la marque. En effet, Zara propose à la vente un t-shirt au motif plutôt douteux. Des bandes noires et blanches, une étoile jaune ? Un shérif bien entendu. La marque retirera le vêtement dès les levées de boucliers.
En 2007, Zara avait déjà soulevé l’indignation avec un des sacs de sa collection portant une croix gammée dans ces motifs. La marque avait alors indiqué que c’était un fait isolé et que le produit avait été retiré. En 2013, c’est la marque Mango qui créait la polémique avec un bijou style « esclave ».
FranceInfo
Comment dans le processus de création d’une collection, une telle chose peut arriver ?
H&M
Nous avions parlé un peu plus haut, H&M également eu sa polémique Burkini comme M&S. Mais H&M c’est aussi l‘exploitation des Ouïghours. Décidément, quand ça ne veut pas… Mais ce n’est pas tout. Tout comme l’espagnole Zara, la marque suédoise a également lancé sa polémique sur un vêtement.
En 2017, la nouvelle collection est dévoilée et un petit garçon noir arbore un sweat « le singe le plus cool de la jungle ». Devant la polémique qui gronde, la marque change de mannequin. La famille du petit garçon n’y verra pas malice, ce qui se retournera contre elle.
Nous avons ici différents cas de polémiques avec des marques de vêtements : conditions de travail, communication désastreuse. Si le terme woke n’est pas central dans ces affaires, les marques se méfient du retour de bâton (backlash). Leurs mauvais choix les exposent à la colère des internautes qui peuvent lancer des campagnes virales qui peuvent peser lourds, pas seulement sur les ventes, mais sur leur image de marque à long terme.
Pourtant, il suffirait juste de ne pas exploiter d’enfants ou de minorités déportées. Le ressentiment des consommateurs est ici tout à fait justifié, inutile de crier à l’exagération, les marques n’osent même pas aller sur ce terrain là.
Woke Disney sera plus inclusif
Une marque qui incarne toutes ces tensions, c’est Disney. En un siècle d’existence, le studio est devenu un empire du divertissement. 2023 sera une année charnière : l’entreprise est soumise à des défis importants, mais également des polémiques.
L’air de rien, ces pressions sur les confiseries et les vêtements, ça commence à faire beaucoup. Et évidemment, Disney n’y coupe pas. Surtout quand il s’agit d’une production destinée essentiellement aux enfants.
Du coup, pour un studio spécialisé dans les récits de princesses sauvées par des princes charmants, la tâche s’avère complexe. En 2009, en panne d’inspiration, le studio tente de se réinventer et sort au cinéma La princesse et la grenouille. Le film, qui met en scène une héroïne noire pour la première fois est déjà sujet à critiques et les observateurs hurlent au politiquement correct.
Il était une fois un patron trop woke
En 2020, Robert Iger le grand patron de Disney est débarqué pour être remplacé par Bob Chapek. Ce dernier vient tenter de réinventer la marque qui est confronté à une solide concurrence. Mais nous sommes dans l’Amérique de Trump, et l’offensive réactionnaire est importante. Des salariés de Disney vont pousser leur patron à se positionner contre une loi anti-LGBT en Floride, ce qui entraînera des représailles contre le parc à thème d’Orlando, dans le même état (pas le frère de Dalida). En l’occurrence ici, perdre un statut administratif bien particulier, et surtout avantageux.
Ainsi, le conseil d’administration donne le coup de grâce. Après un court mandat de deux ans, le patron est lourdé pour wokisme.
Les polémiques à répétition
Disney est un exemple éloquent des tensions du moment. Nous avons ici une entreprise plutôt conservatrice, qui tente de s’adapter à son époque. Les accusations de sexisme à l’égard des films les plus anciens ont fait place à des critiques sur les productions modernes, comme avec la princesse et la grenouille. Mais la fin des années 2020 marque un tournant : Disney est devenu trop woke !
Une petite sirène noire, une attraction raciste, l’opposition à De Santis en Floride, une pride au parc parisien. Mickey a cédé à la pression du politiquement correct, évidemment! Mais dans le même temps, la même entreprise est accusée de censurer des scènes jugées « trop gay » dans plusieurs films.
Alors finalement, est-ce que Disney est trop woke ou s’affiche au rang des marques qui ne le sont pas assez ? En réalité, Disney cherche juste à préserver ses parts de marchés, et à séduire les consommateurs issus des minorités comme les consommateurs blancs conservateurs. Seulement, ces grands empires industriels ne peuvent pas mettre les deux sur le même plan, faisant abstraction de l’histoire, et par conséquent les rapports de domination.
Ces grandes marques ne veulent pas s’afficher woke ou conservatrice. Elles veulent ménager la chèvre et le chou dans une guerre culturelle, où elles voudraient incarner la Suisse.
À noter que c’est le cas également pour Amazon qui a produit une nouvelle version du Seigneur des Anneaux (LOTR, Lord Of The Ring), en y incluant des acteurs noirs, s’attirant les foudres de fans peu enclins à la diversité dans les mondes imaginaires.
L’imaginaire complotiste
Nous avons donc des marques terrorisées à l’idée de cliver, quitte à en faire trop. Seulement, il faut choisir : être inclusif au risque de se mettre les conservateurs à dos, ou produire un contenu compatible avec les postulats conservateurs et se mettre les minorités à dos. Alors woke ou non ? Choisis ton camp, camarade.
Qu’est ce que le wokisme ?
Mais après tout, c’est quoi être woke, et par conséquent le wokisme ?
Black Lives Matter
Pour comprendre comment c’est né, il faut faire quelques pas en arrière. Revenons d’abord en 2013, quand Trayvon Martin, un jeune Afro-américain est abattu par George Zimmerman alors qu’il rentrait chez lui. L’émotion est gigantesque dans le pays, c’est la naissance du mouvement Black Lives Matter. Les vies des noirs comptent. D’importantes mobilisations imposent la question des violences policières, en particulier envers les noirs dans le débat.
Comme il faut s’y attendre à chaque fois, cette question de société entraîne des réactions du camp conservateur qui va adapter le slogan : All lives matter, blue lives matter et white lives matter. Tous ces slogans contiennent à la fois une panique morale et nient dans leur teneur les rapports de domination qui structurent la société américaine.
Le mot woke apparaît. Ou tout du moins, il est popularisé à ce moment là. C’est un dérivé du verbe to wake, se réveiller en anglais. Le terme woke naît dans les 60’s, à une époque de lutte pour les droits civiques. Les militants noirs américains développent des outils intellectuels et le terme woke repose sur la prise de conscience des rapports de domination dans une société patriarcale et blanche.
Woke en France
C’est logique de voir le mot ressortir dans le contexte de BLM. Depuis le début des années 2000, le mot voit son sens élargit à être conscient de dans différentes luttes. Il n’en fallait pas moins pour que le mot devienne iconique. Rapidement, woke devient le nom de tous les maux dans la bouche des réactionnaires.
Naturellement, il ne faudrait pas longtemps pour que ça traverse l’Atlantique. Par exemple Matthieu Bock-Côté est l’un des vecteurs de cet import : à force de dénoncer le transfert d’outils intellectuels en France, le camp réactionnaire fait de même en utilisant des outils critiques venus d’Amérique.
En France, le terme n’a jamais vraiment eu ce sens émancipateur propre aux luttes afro-américaines. Ici, il s’agit d’un terme avec une forte connotation péjorative. Et pour cause : les woke nient le racisme anti-blanc, ils veulent imposer le véganisme, la théorie du genre et l’islamo-gauchisme. Le mot-valise se charge petit à petit de sens au fil des polémiques, le wokisme c’est le progressisme, donc le mal incarné.
Cancel culture & Gretel
Un autre terme récurrent de la rhétorique à l’œuvre est celui de cancel culture. Alors pourquoi parler de ça ici, c’est très simple. Les marques sont terrifiées par l’idée d’être massivement boycottées par la terreur woke. En d’autres termes, la peur d’être cancelled.
Regardons un peu de quoi il s’agit.
C’est quoi la cancel culture ?
Pour commencer, il s’agit d’une pratique que l’on pourrait résumer comme une réaction : une personne ou une organisation a eu un comportement particulièrement dangereux ou toxique et de la dénoncer publiquement, appelant sa communauté à prendre ses distances.
Par exemple, un influenceur tient un discours raciste, il est dénoncé et une partie de sa communauté prend ses distances. Pour quelqu’un qui vit du nombre d’abonnés à ses réseaux, ça peut être un coup terrible. Comme le raconte la vidéaste Contrapoints, cela peut être l’occasion de dérives, et virer au spectacle sadique. Il s’agit de règlements de compte internes à une communauté (en l’occurrence LGBT à l’origine) envers des membres éminents, ceux qui porte la parole de la communauté en question.
C’est le cas de James Charles qui a été dénoncé par une autre influenceuse dont il était proche, alors qu’il s’était mis à faire de la publicité pour une société concurrente à celle de son amie. Niveau gravité, on est loin de l’affaire de viol ou de racisme, mais ça vaudra la perte de plusieurs millions de followers. Ça peut vous sembler dérisoire, mais ça vaut pour une mise au ban et avoir un impact sur la santé mentale, mais également mettre à terre une affaire (car ces gens sont des entrepreneurs).
Au sens large
Évidemment, dans un contexte où chaque tendance est scrutée à la loupe par les médias, la cancel culture allait être rapidement érigée au rang des grandes menaces contre la planète. Nous le verrons juste après. En attendant, on commence à voir apparaître un contre-discours : on ne peut rien faire contre la cancel culture, ce tribunal d’internet qui se passe de justice.
Ce qui était à l’origine une réaction interne à une communauté déjà reléguée est devenu un phénomène de société, et tout le monde se prend à avoir peur d’être cancelled, sans que l’on sache vraiment ni pour quoi, ni par qui. Vient un sens plus large à l’expression, avec une connotation péjorative : c’est la victoire du politiquement correct, on ne peut plus rien dire, Orwell l’avait prédit, on a mis un pied dans une société totalitaire (et on n’exagère même pas).
Les marques et la cancel culture
Les marques ne sont pas des personnes, mais elles partagent avec les influenceurs leur besoin de préserver leur réputation. Et rien de pire pour une marque, comme nous l’avons vu précédemment que de devoir gérer un scandale qui va abîmer leur image de marque. Parce que la conséquence pourrait être le boycott, et ça c’est terrible.
En conséquence de quoi, afin d’éviter de se mettre à dos tout Twitter, il vaut mieux pour les marques de jongler savamment entre un humanisme dépolitisé sans jamais paraître trop woke. C’est le même mécanisme du repas de famille où on évite de parler politique, parce qu’après tout on est dimanche. Il n’y a pas de juste milieu entre ces positions antagonistes, alors pour éviter d’être cancelled, il vaut mieux ne froisser personne : 5 minutes pour les juifs, 5 minutes pour Hitler comme disait Godard.
Un enjeu identitaire
Ce qui se joue avec ce nouvel arsenal sémantique est une bataille culturelle dont l’enjeu est identitaire. Tout du moins pour les conservateurs qui y voient une menace pour leur identité. Quant aux minorités, elles dénoncent systématiquement les dérives racistes, homophobes, sexistes… à juste titre. La différence, c’est qu’on entends aujourd’hui des minorités qui n’avaient pas accès à la parole. Grâce à internet notamment.
Seulement, les minorités ont beau avoir un meilleur accès à la parole, ce n’est absolument pas gagné. Résumons : d’un côté, le camp conservateur loue une identité unique et largement fantasmée (le français de souche relève de cette idée par exemple), de l’autre, une multitude d’identités variées qui font société.
La fachosphère et la contre-révolution conservatrice
Dans cette bataille, la fachosphère a plusieurs cartes à jouer :
- tabler sur le ressentiment de ceux qui ont le sentiment de ne plus pouvoir dire des insanités
- imposer un champ lexical
Souvenons nous tout de même que les médias d’extrême droite ont rappelé pendant des années sur l’argument massue : ce sont des concepts importés d’Amérique. Comme nous l’avons vu ci-dessus, c’est en partie vrai, mais les arguments conservateurs le sont tout autant. Tout repose sur un énoncé tronqué : laisser les autres identités s’exprimer, c’est menacer l’identité originelle, la blanchitude hétéro. Nous l’avons vu avec les offensives réactionnaires contre le mariage pour tous, xénophobes, pour la reconnaissance du racisme anti-blanc.
Et pour mieux le vendre, il suffit de monter des polémiques jusqu’à l’indigestion et de lutter contre ces progressistes qui en veulent à la liberté. À toutes les libertés. Cette vision du monde, avec un occident décadent destiné à connaître la même fin tragique que l’empire romain, c’est celle de Donald Trump ou de Ron Desantis.
C’est également au cœur du discours sur le déclin de l’occident de Vladimir Poutine, où il invoque J.K Rowling et la cancel culture.
Les marques, ces petites choses fragiles
Nous voici donc avec un monde où des minorités terroriseraient les grands de ce monde. Pourtant, le rapport de force est plutôt en faveur de ces dernières dont les privilèges ne sont pas en danger, même quand les minorités arrachent des droits.
Pour autant, les marques doivent composer avec ces tensions. On se répète, mais c’est le cœur du sujet. Quand Elon Musk supprime lui même des comptes Twitter de ses opposants, n’est-ce pas de la cancel culture? Venant de ce grand bourgeois qui prônait la liberté d’expression absolue. Quand une enseigne apporte son soutien à l’ex-Potus, la polémique gronde. Quand la propre fille de Trump connaît quelques déboires dans l’entreprenariat, il s’implique lui-même, contrariant les grands principes de la liberté qu’il prétendait défendre.
De toute évidence, le camp conservateur n’est pas une contradiction près. On serait même à deux doigts de dire que tout ça c’est du pipeau, et qu’ils défendent leur part du gâteau.
Mais la contre-révolution est réelle, et les marques se doivent d’en tenir compte. Ce n’est pas un impératif moral, c’est un impératif économique. En clair, la chose politique ne doit pas se mélanger à l’économie.
Ron Desantis incarne particulièrement bien ce mode de pensée, et pourrait ravir la candidature républicaine à Trump.
Conclusion
Comme nous avons pu le voir, le premier intérêt des industriels est de faire du chiffre d’affaires. Et pour vendre, l’image des marques doit rester relativement neutre, ni trop woke, ni trop conservatrice. Il y a bien une pression de toute part pour faire pencher la balance. Sans surprise, nous voudrions qu’elle penche vers le progressisme.
Pourtant si les marques font des efforts, elle ne font pas vraiment dans le woke, il s’agit plutôt d’une évolution, souvent à la traîne des grandes affaires comme #MeToo ou BLM.
De leur côté, fachosphère et conservateurs voient une opportunité pour vendre leur vision du monde et dénoncer un péril imaginaire.
Bien entendu, il est nécessaire de faire pression pour détruire cet imaginaire raciste ou sexiste. Pour autant, il ne faut pas penser que ce terrain de lutte est une fin en soit. Point de salut dans le capitalisme. Si les marques suivent aujourd’hui à distance l’évolution progressiste, un changement de paradigme pourrait entraîner une dynamique contraire.
Pour en savoir plus :
- Les entreprises américaines prises dans le flux et le reflux du wokisme – Le Monde
- https://www.rtbf.be/article/cancel-culture-une-culture-du-boycott-ou-moyen-de-faire-parler-de-soi-10850176 – RTBF
- Des années Bush aux années Trump, des « néocons » à l’alt-right – Lmsi