Le commentaire sur les réseaux sociaux relève du discours. Au même titre que le discours émis par des responsables/cadres de partis, ce discours émis par des anonymes est politique.
L’Art de la polémique est probablement ce qui est perçu aujourd’hui comme éminemment toxique sur ces réseaux auxquels nous sommes accrocs, sans pour autant les lâcher. Alors autant y aller. Bien entendu, nous nous attendons à cette critique : « on ne va quand même pas debunker chaque commentaire trouvé sur internet, autrement, on ne va pas s’en sortir ». C’est de bonne guerre. Pourtant, le commentaire que nous allons analyser ici est particulièrement riche et illustre bien un discours en vogue : la réduction des enjeux mémoriels à une posture victimaire.
Analyse d’un commentaire pris presque au hasard
Contexte
Commençons donc par poser le contexte. Dans le 7h-10h de RTL, animé par Amandine Bégot et Thomas Sotto, la dernière heure est réservée à un débat. Il est 9h ce 25 février 2025, sont invités Jean-Michel Apathie, journaliste (qui officie dans l’émission Quotidien) et Florence Portelli, la très droitière maire LR de Taverny (78).
Le débat commence avec la question de l’Ukraine et le comportement de Trump. Il est 9h10 quand Amandine Bégot embraie sur l’autre gros dossier du moment : la question de l’Algérie, nos liens, ces tensions, que peut faire la France ?
Le déroulé de l’émission
Suite à l’affaire de Mulhouse, alors que l’agresseur est un ressortissant algérien visé par une OQTF, la droite boit du petit lait. Thomas Sotto lance Apathie qui fustige les politiques français de jouer la carte de la provoc avec la délicate question du Sahara occidentale. Le sujet n’intéresse pas Portelli qui préfère enchaîner sur le narratif suivant : ça se passe bien avec la Tunisie et le Maroc, c’est l’Algérie qui a créé ces tensions, alors que ses responsables politiques viennent se faire soigner en France. Puis fustige Emmanuel Macron « qui est allé faire des courbettes au régime algérien ». Dans le brouhaha de la discussion, Apathie glisse « il y a encore de la culpabilité, ça vous a échappé ». Sotto relance donc le second invité « elle est encore légitime aujourd’hui cette culpabilité ? ». Le journaliste de Tf1 acquiesce et son confrère de RTL pose alors l’ingénue question « pourquoi ? ».
Jean-Michel Apathie va alors expliquer : « Parce qu’on les a massacré, parce qu’on l’a jamais reconnu […] Si la France présentait des excuses pour 130 ans de massacres, de meurtres, d’une paupérisation d’un peuple, d’une violence incroyable ». La porte parole des LR s’indigne, sourire en coin « Je ne suis pas du tout d’accord avec ça ».
C’est là que notre séquence commence. Apathie affirme que la France a commis des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie pendant la conquête du pays. La capsule est efficace, le journaliste est un vieux routard, il sait y faire et offre un « bon moment » à ses hôtes. Portelli fulmine, mais rien n’y fait, il persiste.
Cette extrait est donc récupéré par un compte thread (voir capture ci-dessus) et c’est le premier commentaire qui nous intéresse.
Analyse
Ce commentaire est d’une banalité effrayante, mais il contient beaucoup de choses. C’est pour cette raison que nous l’avons retenu.
« J’ai rien fait moi en Algérie… pourquoi nous faire culpabiliser pour des choses que nous n’avons pas commises? Stop aux sentiments de responsabilités et de culpabilités! On a rien fait…laisse nous tranquille Aphatie plein d’empathie…nous on en a marre des mêmes qui font les mêmes choses…marre des suédois!«
Prenons tous les éléments du discours, point par point :
- En jaune : « J’ai rien fait » Le je répond au on utilisé par Apathie. Mais en faisant abstraction du caractère passé (et de l’usage du passé), l’auteur du commentaire présente le discours d’Apathie comme une accusation directe. Une déformation qui ressemble à un empoisonnement de puits.
- En bleu : « on a rien fait ». Il y a déjà un glissement du je au on. Surtout, il faut souligner la confusion entre sentiment de culpabilité et culpabilité, puis entre culpabilité et responsabilité : « Si on n’a rien fait, on n’est pas coupable. Si on n’est pas coupable, on n’est pas responsable ».
Nous assistons alors à l’introduction d’un homme de paille : caricaturer l’argumentation d’Apathie. Le sentiment de culpabilité serait donc indu, parce que nous ne sommes pas coupables. - En vert : Changement de ton,nous passons alors de « je suis innocent. » à « laisse nous tranquille ». Assorti d’un jeu de mot laid, l’association entre Apathie et empathie qui repose sur de nombreux implicites faisant de l’empathie une notion disqualifiante.
- En violet : « Les mêmes qui font les mêmes choses ». Finalement, il reconnaît qu’il y a un petit quelque chose.
- En rose : « Les suédois » est un dogwhistle, une façon codée de parler des arabes. Le masque tombe. Cette référence raciste achève finalement de démontrer que la volonté est de disqualifier un discours historique, dans un discours suprémaciste.
Oui, tout ça en quatre lignes.
Sur le fond
Ce que dit Apathie
Évidemment, cet extrait a beaucoup agacé la droite qui refuse de rentrer sur ce terrain, celui de l’histoire de France pas si glorieuse que ça, et souvent assez sanglante. L’histoire est sanglante, celle de la France comme celle de tous les autres peuples, tantôt bourreaux, tantôt victimes.
Car oui, la France a massacré en Algérie, et le fact-checking a déjà répondu a cette question. Apathie de parle pas de la guerre d’Algérie (1954-1962), mais de sa conquête, entre 1830 et 1847 (pile entre la révolution de juillet et la révolution de février), l’œuvre de Louis-Philippe 1er. Si la France a déjà des comptoirs en Algérie, c’est à partir de ce moment qu’elle décide d’aller plus loin, pour annexer de vastes territoires. En fait, 1830 est le commencement du second empire colonial français, là où la France décide de déployer sa puissance coloniale en Afrique et en Asie. Un déploiement par la force.
La France y développe d’ailleurs la technique de l‘enfumade, qui consistait à asphyxier des tribus entières dans des grottes. Une technique dûment consignée dans les archives et connue comme une étape importante dans l’élaboration des gaz de combat. Pas de quoi la ramener. D’autant que ces gaz seront utilisés pendant la guerre du Rif (Maroc) et pendant la guerre d’Algérie.
On a peut être rien fait, mais nos aïeux s’y sont repris sur plusieurs générations, l’air de rien…
Impact sur l’imaginaire collectif
Si la grande muette mérite son surnom, la population française intègre tout de même ce fait : la colonisation à marche forcée se fait dans la violence, à base de razzias et de massacres. Ce que montre cet extrait, le romantisme français de la période est imprégné de cet imaginaire :
Sous l’impulsion du jeune officier Lamoricière, « le plus inhumain de tous les grands chefs d’Afrique»[ref]Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, PUF, 1964, p. 316.[/ref], s’instaure, vers 1840, le principe de dévastation systématique. Avec la technique impitoyable des razzias, Lamoricière applique une doctrine efficace de la guerre nourrie par la guerre. L’histoire des tourments et des supplices causés par ces razzias n’apparaît que dans la correspondance des officiers et ce sont les images littéraires, souvent des archives de soi, qui s’imposent. Elles sont comme une matière vive que rapportent les acteurs du drame. Ces lettres adressées aux parents ou aux amis traduisent des affects ambigus qui n’empêchent pas des regards aigus sur les faits et les hommes des campagnes d’Afrique. On comprend en lisant ces textes de Bosquet, Montagnac ou Saint-Arnaud, comment un imaginaire de guerre se construit à partir des expériences de ravage. Cette génération d’officiers assimile et recompose une esthétique romantique qui se transforme et se subvertit pour exprimer une destruction systématique.
n° 54 | Du colonialisme français | Nicolas Schaub – Science-Po.fr
Avec l’image d’Oradour, Apathie touche au sacré. A notre histoire, à notre statut de victime qu’il ne nie à aucun moment. D’un point de vue rhétorique, il pose ce fait : nous pouvons être victime ET bourreaux. Est-ce très judicieux de le présenter ainsi ? Nous vous laisserons juger. Mais factuellement, ces massacres sont une réalité.
« Ha mais vous ne connaissez pas du tout l’histoire de la conquête de l’Algérie » s’étonne Apathie. C’est vrai, Florence Portelli ne connaît pas cette histoire, la séquence est éloquente. Elle riposte en invoquant la décennie de plomb qui fera entre 100 et 200 000 morts, une autre réalité, d’une autre période, mais le rapport n’est pas évident.
La question qui se pose alors est celle de l‘enseignement de cette histoire. Que doit-on transmettre aux enfants ? Les récits glorieux ou une histoire factuelle qui ne fait pas de nous des héros ?
La construction d’un récit
Et il faut bien admettre que si nous qui sommes nés après la guerre d’Algérie n’y avons personnellement commis aucune atrocité, nous n’avons pas non plus été assassiné par la 2ème Panzerdivision Das Reich. Ces deux évènements font pourtant parti de notre histoire, l’un comme l’autre. Nous ne sommes pas coupables, mais en vivant dans un espace collectif dont le cadre est la Nation, nous héritons d’une responsabilité. Ça va de pair avec la sécu, un taux de développement élevé, un capital culturel gigantesque…
Car notre commentateur sait en réalité qu’il a tort : l’analyse de son message le montre, même s’il n’est pas historien, spécialiste du sujet, il a au moins intégré certaines réalités de la colonisation. Ce qui l’embête, ce n’est pas que ça soit arrivé, mais c’est de voir composer avec. Parce que si on prend en compte cette histoire, on comprend que l’Algérie s’est libérée d’une domination et que même si son destin est lié à la France, elle ne compte plus agir en dominée.
Il y a une grande ambiguïté autour de la notion de victime. Lorsque l’auteur parle d’empathie, c’est présenté comme étant un défaut. Tout comme l’idée d’un discours « victimaire » qui repose sur l’implicite « être victime c’est être faible », narratif récurent dans l’idéologie masculiniste. En réalité, c’est un fait historique, un peuple massacré est victime, un peuple massacreur est bourreau.
Ce qui en découle est une construction, celle d’une identité artificielle, en toute conscience. Réécrire l’histoire à son avantage n’a rien d’inédit, c’est même un lieu commun « ce sont les vainqueurs qui écrivent les livres ». Le récit sur lequel vient s’adosser ce commentaire est une recherche de légitimation d’un suprémacisme. Il n’y a pas de discours victimaire, il y a des faits historiques et des discours politiques.