La rumeur d’Orléans est un cas d’école. Des jeunes filles enlevées, des commerçants juifs, la traite des blanches… Sauf que tout ceci n’est qu’une rumeur. Mais pire encore, c’est un récit qui finalement invoque des références sordides mais très ordinaires.
« La France a peur » c’est de cette façon que Roger Gicquel ouvrait son journal quelques années plus tard dans une toute autre affaire. Mais le mécanisme est le même, une peur collective a traversé la ville. Nous allons voir ensemble que cette rumeur est un narratif connu, qu’on l’on trouvait déjà avant et que l’on trouvera après, jusque chez les Qanons.
L’histoire de la rumeur d’Orléans
Reprenons les choses dans l’ordre et commençons par un bref historique.
Les faits
Nous sommes à Orléans à la mi-avril 1969. Un bruit court dans les lycées, les jeunes filles se préviennent les unes les autres, rendez vous-compte, on aurait retrouvé trois jeunes femmes droguées et ligotées dans le sous-sol d’une boutique de vêtements du centre ville.
Le bouche à oreille fait son effet. En quelques semaines, le bruit devient rumeur et sort des lycées. Rapidement, toute la ville est au courant. Le nombre de femmes passe rapidement de 3 à 38 ! Les détails viennent enrichir le récit, des aiguilles cachées dans les talons chez un chausseur du centre-ville. Sous ces commerces, des tunnels qui filent jusqu’à la Loire où attend un sous-marin qui emmène les victimes dans des maisons-closes à l’autre bout du monde.
À la mi-mai, tout le monde est au courant. Tout le monde sauf la communauté juive orléanaise, car les habitants se gardent bien d’en informer leurs voisins concernés. Car la rumeur est claire, ce sont les commerçants juifs qui organisent un réseau de traite des blanches.
Le samedi 30 mai 1969, un attroupement se forme devant l’une des boutiques. Accusations et insultes fusent. Henri Licht, qui tenait l’un des commerces incriminés par la rumeur ajoute même recevoir des coups de téléphones anonymes.
Sauf que…
La tension est à son paroxysme et les commerçants terrifiés décident de porter plainte. Pour cela, elles trouveront le soutien du MRAP et de la LICRA. L’affaire commence à faire du bruit, la presse régionale, puis nationale s’en empare. Au point que la police doit préciser qu’aucune disparition, même pas une fugue n’a été constaté dans ce laps de temps.
Mi-juin, la rumeur d’Orléans s’éteint.
Reste une atmosphère étrange dans la ville. La calomnie a des conséquences. Henri Licht toujours le raconte. Le préjudice économique est infime, une fois l’épisode terminé, la clientèle revient, comme si de rien n’était. Mais le préjudice moral est immense, cette clientèle a momentanément disparue pour quelque chose. Il rajoute « Serons-nous toujours des juifs avant tout ? »
Au micro des journalistes, les orléanais se montrent conscients de la calomnie et de son caractère antisémite. Et pourtant, elle a bien pris.
Voici venu le temps des questions. Qui est responsable ? Est-ce l’extrême droite ? Des commerçants concurrents ? Les commerçants juifs eux même pour se faire de la pub ? Une diversion du pouvoir en pleine crise politique ? Les communistes ?
Toujours est-il que c’est bien le juif qui a servit de bouc-émissaire, et que pendant deux mois, ça n’a pas eu l’air de poser problème.
Le contexte
La rumeur d’Orléans est donc un cas d’école. Comme un mauvais rêve, elle prend vite, s’éteint vite et à la fin tout le monde se réveille et la vie reprend son cours. Pour cette raison, le sociologue Edgar Morin se rend sur place pour tenter d’en comprendre les raisons.
Des rumeurs comme celle d’Orléans, il y en a déjà dans toutes les villes, mais pourquoi celle-ci a-t-elle pris une telle ampleur ?
Une rumeur antisémite
On ne peut pas ne pas commencer par la teneur profondément antisémite de cette rumeur. Dans le centre-ville, des boutiques il y en a beaucoup, mais seules celles des commerçants juifs sont en cause. D’autre part, les orléanais ont largement intégré cette dimension en évitant d’en parler à ceux qu’ils savaient juifs. Enfin, la rumeur met en cause d’abord un commerçant, mais rapidement ça devient plusieurs avant de devenir les juifs.
Pour associer les juifs d’Orléans à une mafia internationale, il faut avoir intégré un mode de pensée. Et en 1969, nous ne sommes que 24 ans ans après la fin de la guerre. Si le traumatisme de la guerre touche encore une grande part de la population, il ne faut pas oublier que celle-ci a vécu l’entre deux guerres, puis l’occupation. L’antisémitisme est intimement lié à l’histoire des français, en particulier tout au long de cette première moitié du XXème siècle. Les représentations antisémites de l’époque fasciste (du fascisme français en premier lieu : Brasillach, Maurras, Barrès…) sont encore gravées dans les esprits.
En se reposant sur l’antisémitisme intériorisé des habitants d’Orléans, la rumeur va prendre corps. En ce sens, il sert de catalyseur.
Les fantasmes racistes
L’autre référence explicite est la traite des blanches. Il s’agit des réseaux internationaux de prostitution, des femmes occidentales étaient proposées à une clientèle étrangères, au Liban, en Amérique du Sud, en Asie.
Le cliché est ici à la fois sexiste et raciste.
C’est la somme de la peur de l’étranger, de la peur des hommes mais également d’une fascination pour l’homme étranger en particulier, vu comme une menace (notamment décrit par la thèse de l’orientalisme d’Edward Saïd en ce qui concerne le moyen orient). Un danger d’autant plus évident pour des parents dont les enfants s’ennuient dans cette petite ville et qui rêvent de voyages, d’exotisme et de grands soirs.
Une panique morale
Enfin, il ne faut pas oublier que nous sommes en 1969, soit un an tout juste après mai 68 et la libéralisation des mœurs qui est allé avec. Comme nous l’avons vu précédemment, l’inquiétude des parents s’est incarné dans la figure de l’étranger. Mais ce n’est pas le seul élément.
Les boutiques incriminées avaient également pour elles de vendre des vêtements à la mode. Les 60’s, c’est la décennie où la tv arrive dans les foyers, ce sont les années yéyé. Les boomers ont de grandes aspirations et ça inquiète leurs parents.
Nous avons également ici un conflit générationnel, qui sert de moteur à une panique morale.
D’autres détails viennent en rajouter une couche. Le 10 mai 1969, une nouvelle boutique ouvre en plein centre d’Orléans et s’appelle « Aux oubliettes ». Les cabines d’essayage sont dans un style médiéval, de quoi permettre de mieux imaginer, trappes et cachots en se reposant sur une imagerie bien connue (celle de l’époque féodale avec ce que ça implique comme référence culturelle autour du servage et des rapports de domination, ainsi que la lecture à charge contre cette période faire durant la renaissance).
Nous avons donc vu que plusieurs raisons vont s’additionner. Les angoisses de l’époque vont être amplifié par l’antisémitisme profondément inscrit dans notre culture.
Un récit qui se perpétue
Aucun récit ne naît de nul part, ex nihilo. Nous venons de voir que les trois éléments principaux de contexte ont des références précises.
Avant la rumeur d’Orléans
Les calomnies et rumeurs sont récurrentes dans l’histoire. Elles nous permettent de situer la rumeur d’Orléans, et d’identifier des narratifs.
Les rumeurs antisémites
Il ne serait pas juste de réduire l’antisémitisme français à l’occupation. Celui ci s’inscrit dans une longue histoire de persécution. Pour légitimer les pogroms, il a fallut constituer des récits qui plaçaient les juifs au centre de machinations plus ou moins grandes.
Celle qui va nous intéresser le plus ici relève des crimes rituels.
On peut retracer l’origine de ces accusations en les faisant remonter à l’Antiquité, où l’on voit Socrate le scolastique, l’auteur d’une Histoire Ecclésiastique, raconter au début du Ve siècle que des Juifs ivres auraient accidentellement tué un enfant chrétien qu’ils auraient enlevé en le pendant lors de la fête carnavalesque de Pourim. Selon une autre version, ils l’auraient attaché et flagellé à mort. C’est la première fois que l’on trouve cette calomnie. On en a quelques occurrences pendant l’Antiquité mais assez peu et elle resurgit de façon bien plus importante au Moyen Âge.
Claire Soussen – Radio France
Au fil des siècles, on dénombre 150 accusations de crimes rituels. Certaines seront suivies d’exécutions après des procès expéditifs, voir d’expédition punitives, les pogroms (à l’image du pogrom de Kielce, en Pologne)
On distingue des constantes dans ces affaires qui nous permettent d’identifier un narratif. En effet, les calomnies évoquent quasi systématiquement la religion juive comme un rite occulte fait de sacrifices humains dans des lieux secrets.
Évidemment, il n’y a aucune pratique de ce genre dans la religion juive (par précaution, nous préférons le rappeler). Mais on trouve tout au long de ces accusations fantaisistes (qui entraînent souvent la mort), un récit commun qui va s’inscrire dans l’imaginaire collectif : les juifs enlèvent les enfants.
Nous pouvons également citer d’autres récits d’accusations antisémites :
- Les empoisonneurs de puits
Une théorie complotiste qui permet d’expliquer à peu près tous les malheurs qui tombent sur un village : épidémie, sècheresse, mauvaises récoltes… Ce genre d’accusation finit parfois en pogrom. - La lâcheté, l’anti-France, etc…
Nous avons l’exemple notamment de l’affaire Dreyfus, un officier accusé à tort d’espionnage et de traitrise. - Le grand complot mondial
Nos lecteurs commencent à bien le connaître celui là, le nouvel ordre mondial. On en trouve une expression dans le faux pamphlet : Le protocole des sages de Sion.
Les enlèvements d’enfants par les Tziganes
Comme nous venons de le voir, les rumeurs d’enlèvements ont une histoire antisémite. Mais pas seulement ! Les gens du voyage également sont l’objet de rumeurs similaires. Les communautés Tziganes ou Rroms par exemple sont souvent l’objet d’une grande défiance, quand ce n’est pas carrément du mépris. Ces « peuples venus de loin » suscitent une certaine fascination, entre mystère et bouc-émissaire idéal.
Dans ce contexte, on trouve des accusations et des rumeurs similaires aux allégations antisémites. Leur résurgence est régulière.
La traite des blanches, mythes et réalité
La traite des blanches, ce n’est pas juste du travail du sexe mondialisé. Il s’agit de réseaux de prostitution forcée de femmes blanches européennes. Il s’agit d’un narratif reposant sur des stéréotypes faisant des femmes blanches un objet de désir sexuel, en particulier par des hommes non-blancs. En ce sens, c’est une conception profondément raciste.
La présence de travailleuses du sexe dans des maisons closes dans des destinations lointaines est documentée. En revanche, le fait qu’il ait existé des réseaux tentaculaires qui enverraient des victimes d’enlèvements a été largement amplifié par la culture populaire et les angoisses du moment. Ces femmes semblaient être pour la plupart déjà prostituées en Europe. Comme le montre l’affaire dite des petites anglaises en Belgique vers 1880. Finalement, parmi la cinquantaine de femmes, seulement trois avaient été forcées. Une affaire sordide évidemment, mais loin des proportions de l’imaginaire collectif de l’époque.
Les victimes de prostitution forcée sont dans une immense majorité déjà dans une grande précarité et les femmes fragilisées par la misère se retrouvent aux mains des mafias. C’est toujours le cas pour des femmes venues d’Europe de l’est (dans le contexte de femmes blanches). En règle générale, c’est d’ailleurs plutôt l’inverse, ce ne sont pas les femmes françaises blanches qui partent travailler à l’étranger, mais des femmes venues de tout continent dans un des pays les plus riche du monde.
D’ailleurs, là aussi on retrouve des références antisémites, avec les femmes juives immigrées exploités par le Zwi Migdal.
Les commerces
La rumeur d’Orléans s’inscrit dans un cycle où les centres villes se développent. Ce sont les 30 glorieuses, l’offre se diversifie et des magasins ouvrent dans toutes les villes. Un certain nombre de cas est listé sur la page wikipedia de la rumeur d’Orléans.
- de 1959 à 1969 à Paris (une quinzaine de fois)22, Toulouse, Tours, Limoges, Douai, Rouen, Lille, Valenciennes ;
- en 1966 à Dinan et Laval ;
- en 1968 au Mans ;
- en 1969 à Poitiers, Châtellerault, et Grenoble
- en 1970 à Amiens ;
- en 1971 à Strasbourg ;
- en 1974 à Chalon-sur-Saône ;
- en 1985 à Dijon et La Roche-sur-Yon ;
- en 1987 à Québec ;
- en 1990 à Rome et à Montréal ;
- et en 1992 en Corée.
On peut constater que ces rumeurs ne finissent que rarement dans la presse. Toutes n’invoquent pas non plus les mêmes références qui sont conditionnées par le contexte et la culture.
Après la rumeur d’Orléans
Les cabines d’essayage, un lieu de fantasme
Derrière le rideau, il s’agit d’un lieu intime où il faut souvent passer par une semi-nudité pour essayer un vêtement. Et dans ce cas là, l’imaginaire collectif tourne à plein régime. Mais pour commencer, il s’agit de l’imaginaire des commerçants qui luttent contre le vol en mettant parfois des caméras qui lorgnent sur les cabines. C’est une pratique totalement illégale soit dit en passant. Passons rapidement sur ce monsieur indélicat mais inventif qui filmait les femmes en train de se changer, cette pratique a d’ailleurs été récemment sanctionnée par une nouvelle loi.
Mais dans tout ça, la rumeur d’enlèvement persiste. Dernier exemple en date le 12 avril 2023, avec cet article de la Voix du nord qui évoque une énième resucée de la rumeur d’Orléans dans des magasins Kiabi en France, mais avec des roumains comme bouc-émissaires.
Les enlèvements
Donc, les rumeurs d’enlèvements n’ont pas disparues. Elles ont juste évolué, et mettent par exemple en scène des gens du voyage ou des roumains (la confusion entre Rroms et roumains est régulière) dans des camionnettes blanches.
Les hoax se répandent d’autant plus vite avec les réseaux sociaux.
Si la traite des blanches n’est plus un thème à la mode, la pédophilie l’a remplacée. Nous avions d’ailleurs écrit un article à ce sujet, à la façon dont la pédocriminalité était un thème central du complotisme.
Les Qanon ont d’ailleurs développé cette mythologie mêlant les crimes rituels (avec l’adrénochrome), les enlèvements, le complot mondial (le deep state). Régulièrement, les histoires de tunnels, de lieux secrets et de détails sordides complètement inventés, comme dans l’affaire Hunter Biden.
Conclusion
Pourquoi parle-t-on d’un récit ordinaire ?
Parce qu’il est tristement inscrit dans une suite cohérente de persécution. Tant mieux si personne n’a été blessé, mais les dommages sont terribles. Et si les orléanais ont eu une bonne leçon, les rumeurs n’ont jamais cessé.
L’enseignement ici, c’est que la foule a créé elle même la rumeur en piochant dans l’imaginaire collectif. De la rumeur d’Orléans, il n’y a pas d’images, car il ne s’est en fait rien passé. Un bruit a couru, la rumeur s’est répandu parce que les ingrédients étaient déjà intériorisés par la société du moment.
Il faut que la rumeur flatte une angoisse ou un désir.
Edgar Morin
La rumeur est donc un incroyable révélateur des préoccupations de son époque.
Nous finirons en rappelant que dans l’histoire récente, les communautés juives sont victimes de vrais enlèvements. C’est le cas de l’affaire Mortara en Italie ou le meurtre atroce d’Ilan Halimi dans l’affaire du gang des barbares.