Le 26 juillet 2024 débutaient officiellement les JO de Paris. C’était l’occasion d’une grand messe du sport, un spectacle qui a duré une journée entière mettant en scène l’arrivée de la flamme au cœur de la capitale organisatrice. France TV retransmettait ce cérémonial à l’occasion d’une édition spéciale du matin jusqu’à minuit.
Tout au long de cette journée, chaque animation et relais mis en scène comme un grand show. Le spectacle était chargé de symboles porteurs de valeurs, c’est le récit olympique.
En tous cas, c’était la volonté des organisateurs que d’achever des mois de préparation dans un feu d’artifice de valeurs positives, de paix et d’amour.
On en pense ce qu’on veut, on aime ou on n’aime pas ce genre de spectacle ; il ne s’agira pas ici d’émettre un jugement sur la cérémonie en elle-même, mais plutôt de nous interroger sur le récit qu’elle porte. Et justement, nous y avons trouvé quelque chose d’intéressant, un fil à tirer.
Et de fait, au lendemain de cette cérémonie, qu’on l’ait détestée ou adorée, tout le monde en parle. C’est ça la force du récit hégémonique.
Deux lieux, deux récits
Retransmis dans le monde entier, ce récit olympique écrit une histoire jolie et consensuelle. Il propose l’image que Paris veut donner, il est mainstream et hégémonique. Car ces deux mots sont importants : l’histoire narrée par ce spectacle devait d’une part être consensuelle et correspondre aux canons du grand spectacle : le mainstream. D’autre part, avec plus d’un milliard de téléspectateurs revendiqués, l’histoire qui allait s’imprimer dans les esprits, reprenant les idées fortes et les clichés de la capitale, serait forcément un récit hégémonique, à savoir un discours qui prime sur les autres.
Car écrire un spectacle comme celui-ci, c’est faire des choix de narration. À ce titre, le choix des porteuses et porteurs de la flamme a été mûrement réfléchi et s’est porté sur des personnalités de la culture et du sport incarnant une idée.
Saint-Denis
Vers 16h, et pour une durée de presque une heure et demi, une première cérémonie s’est déroulée à Saint-Denis. Accueillant le village olympique et le stade de France, la ville était logiquement désignée pour être la dernière commune à accueillir la flamme. Une scène avait été installée sur le parvis de la Basilique devant la mairie.
Cette cérémonie est particulièrement intéressante. Se déroulant en plein après-midi et ne bénéficiant pas des mêmes moyens que le spectacle final de la parisienne, elle est intégrée à un déroulé nommé « sprint final » et se présente comme partie intégrante d’une longue journée. Pourtant, ce show est une cérémonie à part, et il est utile de l’analyser en tant que telle.
Nous avons donc un présentateur, Mohamed Bouhafsi, qui officie sur France5 et a été récemment directement menacé par des courriers racistes ; nous avons également une succession d’artistes issu⋅e⋅s de la ville : la chorale Sankofa Unit, l’orchestre symphonique Divertimento de la cheffe d’orchestre Zahia Zivouani et le chanteur Slimane (qui a représenté la France à l’Eurovision) accompagné⋅e⋅s des deux premiers et de Lara Fabian. Le maire de la ville prononcera également quelques mots.
Cette sélection raconte beaucoup de choses : l’accent est mis sur « la diversité », le cosmopolitisme et l’âme populaire de la ville, c’est la France « black blanc beur ». Les artistes reprennent des classiques de ce genre de spectacle. Un We are the champions, un peu de classique, une Marseillaise et quelques chansons de variétés : Johnny, Serge Lama. Slimane finit sur ses chansons…
Tout s’est bien passé, le show était millimétré. Encore une fois, on aime ou on n’aime pas, mais ce qu’il faut retenir c’est que les caméras des TV du monde entier se faisaient la main sur cet évènement et que le porteur de flamme du moment était à dimension internationale en la personne de Pharell Williams.
Ainsi, la Basilique, lieu où le Royaume de France fut désigné fille aînée de l’Église et sont enterrés les Rois de France, devient le décor d’un show à portée mondiale.
Cette cérémonie fut une manière d’introduire une continuité entre Saint-Denis au passé, berceau de grandeur française et Saint-Denis au présent, populaire et métissée.
Paris
La cérémonie du soir sera suivie par un milliard de téléspectatrices et téléspectateurs. Les notables du monde sont là, les stars ont passé l’après-midi à défiler devant le photocall et donner des interviews. À 19h30, Djamel Debbouze passe la flamme à Zinédine Zidane, le coup d’envoi est lancé. La suite est marquée par son gigantisme. La narration s’articule autour d’un personnage (qui rappelle celui du jeu Assassin’s creed) traversant Paris par ses toits et souterrains pendant que 12 tableaux se succèdent.
Sur fond de variétés et de références à la mode et au cinéma, l’histoire de Paris est racontée : les années folles, la Révolution, la concorde nationale. Le récit déroule une ville cosmopolite où la diversité des genres, des couleurs de peau et des orientations sexuelles va de soi.
Il faudrait s’attarder sur chaque tableau mais ce serait une travail fastidieux car la cérémonie aura duré 4 heures et l’avalanche des symboles fut absolument gargantuesque. S’il fallait noter un en priorité, ça aurait été cette représentation romancée et glorifiée de la décapitation de Marie Antoinette sur fond de Gojira. On garde le groupe de métal (parce que c’était très bien), mais on est en droit de penser que la France devrait s’enorgueillir de la chute de l’absolutisme, pas de sa violence révolutionnaire.
Pour le reste, l’idée de progrès est tout de même en filigrane, notant les apports de la ville lumière au cinéma, à la littérature, à la mode, à la danse (Les misérables de Victor Hugo, Quasimodo, le trouple qui pouvait être celui de Jules et Jim, des Liaisons dangereuses ou des Caprices de l’amour, le french cancan et les années folles), et donc aux Arts en général. Le final avec Céline Dion était attendu, elle chante Piaf sur la tour Eiffel. L’accumulation de symboles est assez lourde, mais destinée à un public qui n’est pas que français.
Enfin, Aya Nakamura, qui a tant fait baver les mauvaises langues racistes, a fait le boulot, dans un tableau saisissant où la chanteuse tant décriée par les mauvais esprits est accompagné par une Garde Nationale qui se trémousse en rythme. On aime ou on n’aime pas le style musicale d’Aya Nakamura mais elle s’est parfaitement intégrée et avait toute sa place dans le spectacle.
Les imaginaires s’affrontent
Nous avons donc ici le récit olympique : paix, amour, fraternité et joies du sport, bref l’esprit Coubertin (ne grattons pas trop de ce côté-là). Mais n’oublions pas la cérémonie de Saint-Denis… Deux cérémonies le même jour. Et qui, bien que tenant le même discours, apparaissent pourtant très différentes.
On pourrait faire une lecture méthodique des deux évènements, mais ce n’est pas l’essentiel ici. Ce qui nous intéresse ici sont les deux récits qui portent des imaginaires différents.
La notion d’espace/temps est fondamentale : Saint Denis n’est ni la capitale, ni le même territoire que Paris. Pharell Williams a donc été la surprise d’un show qui se déroulait dans une ville qui n’existe médiatiquement seulement lorsqu’il s’agit d’évoquer l’insécurité. Plusieurs images montrent la star internationale cadrée devant Le Khedive, bar-tabac populaire, à 100m du grand et très métissé Carrefour local. Le contraste est important. Le public dyonisien était réduit à peut être mille personnes, pas plus ; bien loin des 300 000 du soir. On notera également que ce public, comme le montrent photos et vidéos, était très proche des stars. La cérémonie était pensée à taille humaine.
Enfin, la notion de temps est fondamentale. Ces deux spectacles n’ont pas lieu en même temps. Deux espaces différents à deux moments, ce sont forcément deux récits différents (même s’ils sont mainstream et portent à peu près les mêmes valeurs).
Alors on pourra toujours en mettre en lumière la superficialité et le décalage avec la réalité des deux territoires, mais le discours de ces deux shows vaut néanmoins bien mieux que celui des identitaires. Ça aurait pu être mieux, ça aurait pu être pire… Passons !
En revanche, montrer le département le plus inégalitaire de France marque un autre contraste : populaire vs opulence. Car les bords de Seine mis en lumière ce soir là sont un Paris qui n’a rien de populaire (et ça a été très bien mis en lumière ici), mais une ville gentrifiée, entièrement sous contrôle, où la réussite de l’évènement était un enjeu qui l’a emporté sur la vie quotidienne des gens qui la cité.
La cérémonie du soir met en scène une narration qui pioche dans l’histoire et la culture populaire. Cette histoire riche est parisienne, mais elle devient vite un récit de la France aux yeux du monde. On pourra arguer que des villes françaises de province ont été mobilisées (Saint Étienne, Marseille, Chateauroux…), le récit livré ce soir est celui des titis parisiens. Rappelons que la capitale et ses images appartiennent à tous les français, dans ce corpus culturel commun. C’est vrai, mais quoiqu’on en dise, ce sont les JO de Paris, pas les JO de France, et c’est bien ce qui est écrit partout.
Le contre-récit : « c’est les jeux à Macron »
En septembre 2017, quand Paris remporte l’organisation des JO, Emmanuel Macron est fraîchement élu président. Il en fera un enjeu personnel. Las, en 2024 et sous la pluie, il sera la seule personnalité sifflée quand il prend la parole.
Laissons le président de côté, il est de toute façon impopulaire. C’est tout de même l’occasion de raccrocher les wagons : le récit olympique est indissociable d’un contexte politique. Il y a trois semaines, la France manquait de basculer à l’extrême droite. Difficile de l’oublier, et quant à nous, nous nous ne pouvons pas en faire abstraction. Les 11 millions d’électrices et électeurs d’extrême droite dans le pays n’ont pas disparu.
Si Paris a été le lieu de la Révolution, du progrès mais aussi de l’horreur qu’elle a charrié⋅e⋅s, la ville lumière est aussi marquée par d’autres cicatrices. Le 17 octobre 1961, ce sont des ponts parisiens que des algériens ont été jetés à la Seine. Le nombre de morts ne sera probablement jamais connu. La délégation algérienne leur a rendu hommage.
La concorde olympique ne peut effacer certaines blessures douloureuses.
Consensuel, mainstream… et contraste !
Ces deux récits consensuels et mainstream sont donc très différents. Ce qui les marque ici, comme écrit plus haut, ce sont les contrastes : entre les espaces/temps déjà. Les moyens déployés, la nature des lieux choisis, tout fait contraste. Saint-Denis n’est pas Paris, et les imaginaires invoqués sont différents.
Mais il y a un autre contraste, jamais formulé en ces cérémonies, c’est celui qui existe entre Paris et le reste de la France (pour une bonne partie des français, Saint-Denis, c’est Paris, ce qui, comme nous l’avons vu ici, est faux). L’histoire racontée ici à un milliard de téléspectatrices et téléspectateurs (le chiffre importe peu, il vient juste signifier l’hégémonie du discours) est comprise comme histoire de la France, pas une histoire parisienne. Les deux peuvent être liées, elles le sont évidemment, mais de ce point de vue là, cette narration et histoire romancée est un récit qui marque les imaginaires collectifs.
Bien sûr, la diversité est mieux intégrée dans les grandes villes (encore que…), mais les deux récits servent une seule et même volonté de raconter ce qu’on voudrait être une France du partage et de la fraternité. Dans ce récit national, les normes du vivre ensemble ne sont pas celles du récit quotidien français.
Contraste est donc le dernier mot clé ici. Le spectacle raconte une France que l’on souhaite peut-être, dont certains ont peur (et les réactions de l’extrême droite nous feraient aimer ce genre de spectacle, comme ils nous ont poussés à aimer Aya Nakamura), mais ce n’est pas la France.