04 février 2024 | Temps de lecture : 8 minutes

Dom Lucre et les tunnels

2.5 millions de vues en 24h ! Le « documentaire » promis par Dom Lucre, un commentateur politique américain qui officie principalement sur X (feu Twitter) a cartonné. Toute la complosphère l’attendait, et il avait promis d’aller à New York enquêter. La vidéo de 28 minutes a été mise en ligne le 31 janvier, et nous l’avons regardé.

Ces dernières années, le combo « tunnels + pédophilie » agite la sphère complotiste. Pour bien comprendre l’enjeu, il faut revenir presque dix ans en arrière, alors que Hilary Clinton s’oppose à Donald Trump. Ce dernier a largement eu recours à la désinformation avec l’appui d’une communauté active sur le forum 4chan et celui du journal réactionnaire Breitbart. Alors que des mails de soutien au camp démocrate sont dévoilés, un scandale naît d’une association tortueuse : un patron gay d’une enseigne de pizzeria, à la clientèle familiale (donc « kid-friendly ») devient l’incarnation des réseaux pédo-satanistes qui enlèvent des enfants dans les sous-sol. L’affaire se termine quand Edgar Maddison Welch débarque fusil d’assaut à la main pour enquêter lui-même. Fin du pizzagate, début d’une nouvelle séquence dans le discours complotiste, autour de Qanon, de pizza, de Jeffrey Epstein, de tunnels, de « Sound of freedom » et de panda eyes.

montage pyramide pizza
Un jeu qui s’appelle Pyramide ? Comme par hasard…

Le documentaire « Tunnels » de Dom Lucre

C’est donc après des années à délirer collectivement sur Jeffrey Epstein, Hunter Biden et les démocrates en général, que la complosphère, très active sur X et acquise à la cause de Donald Trump, s’est précipitée sur une curieuse histoire de synagogue new-yorkaise. C’est en découvrant cette affaire, que Dom Lucre a décidé de s’en emparer et de faire le voyage depuis Nashville.

dom lucre
Photo de Dom Lucre qui se met en scène, publiée sur son compte X

Qui est Dom Lucre ?

Dominick « Dom Lucre » McGee est un sacré personnage. À la question « que fait-il? », il est difficile de répondre tant il touche à tout. Musicien, entrepreneur, commentateur politique, militant… C’est le genre de profil que nous connaissons bien, qui fait dans le conseil financier entre deux théories du complots.

D’un côté, il fait la promotion de son activité professionnelle, une société de conseil pour sortir de l’endettement. De l’autre, il se fait journaliste-enquêteur.

Mais surtout, Dom Lucre est un adepte de Qanon. Il fait parler de lui à l’été 2023 en twittant un extrait d’une vidéo pédopornographique. Son but était de dénoncer l’exploitation et la violence faite aux enfants, mais la manière pose problème et est contraire aux règles d’utilisation de X. C’est Elon Musk lui-même qui intercède en sa faveur, et fait rétablir son compte.

capture dom lucre twitter
Les afro-américains conservateurs, un électorat trumpiste

Dom Lucre se revendique du #FBA (Foundational Black American) lancé par le producteur de cinéma Tariq Nasheed, un concept proche du suprémacisme noir. Peut s’en revendiquer chaque personne qui peut prouver être descendant d’esclave ; en parallèle, #FBA s’est fait relais de racisme envers la communauté asiatique et diffuse des idées homophobes et sexistes.

La méthodologie

Venons en au documentaire en lui-même. Si vous voulez la regarder, « The tunnels documentary » est disponible sur les comptes X et Youtube de Dom Lucre.

La vidéo est structurée en plusieurs parties :

  1. Le documentaire démarre sur les images tournées dans la synagogue quand des membres du mouvement Habad-Lobavitch découvrent qu’un tunnel a été creusé jusqu’à la grande salle. Derrière le placage en bois, on trouve de vieux matelas.
  2. Présentation du mouvement Lobavitch comme étant la communauté juive la plus active au monde (et donc la plus représentative) .
  3. Il explore des voies de métro et analyse des graffitis.
  4. Il embraie sur un entretien avec une victime de viol, un australien juif qui a grandit dans un milieu très orthodoxe. C’est dans ce cadre que le pire a eu lieu. L’invité dénonce une omerta et fait le lien avec la synagogue de New York. (voir note de bas de page)
  5. Sur l’invitation d’un membre du mouvement Lobavitch, il pénètre dans la synagogue. Il y reste environ 7 minutes, le temps de quelques échanges plutôt calmes (mais très arrosés). La direction du lieu décide de mettre fin à l’interview et pousse Dom Lucre et son cameraman dehors.
  6. Son enquête continue par un micro-trottoir avec quelques new-yorkais un peu perchés. Tous confirment ces histoires de tunnels et de pédophilie, aucun ne parle de la synagogue…
  7. Enfin, quelques pas dans un dernier tunnel avant un écran noir.

Le Debunk

L’affaire de la synagogue

Que s’est-il passé dans cette synagogue ? Comme le dit la presse, les raisons sont floues.

Quelques jours avant la découverte, des travaux sont menées sur un réseau souterrain à proximité. Les ouvriers découvrent de la terre extraite d’un tunnel voisin. Les enquêteurs découvrent que le tunnel mènent à la salle de prière. Ce sont des fidèles de la synagogue qui ont creusé pour agrandir le lieu, persuadé de leur bon droit, en dépit de toute validation de la direction. Les tensions ont eu lieu entre les membres de la communauté, révélant de vieilles tensions. D’ailleurs, la police a du intervenir le jour même pour séparer ceux qui voulaient en découdre.

Cette explication révèle plus un chaos intra-communautaire que la preuve d’un grand complot. Tout ayant été filmé, par ailleurs.

Pour ce qui est des matelas que l’on voit dans la vidéo, c’est un bon isolant. Et il est facile de récupérer de vieux matelas.

Enfin, comme le dit un fidèle dans le documentaire : « s’il y avait eu une banque en face, on nous aurait accusé de préparer un holdup ».

Le micro-trottoir

Se promener dans la ville et interroger les gens au hasard est une stratégie hasardeuse.

Elle repose sur des interviews de personnes rencontrées dans la rue et qui n’engagent que leur avis. C’est un  type de journalisme paresseux et déjà largement critiqué.

Surtout, on ne sait pas combien Dom Lucre a interrogé de passants. 10, 20, 150 ? Pour en garder 3 ou 4 dont les versions varient, mais valident globalement l’existence de tunnels et de la pédophilie. Or, personne ne nie l’existence de tunnels dans New York, la ville est un véritable Emmental (comme Paris, soit dit en passant, il suffit de voir les catacombes), ni de la pédophilie/pédocriminalité.

Enfin, le micro-trottoir ne permet pas de savoir qui parle, si ce ne sont des gens interpellés au coin d’une rue et dont la réponse se fait « à chaud » sans prendre le temps d’y réfléchir un peu.

Aucune preuve et des évènements sans liens

Soyons clair, le documentaire de Dom Lucre ne prouve rien. Il ne démontre même pas ce que Dom Lucre y voit.

Résumons, il y a des faits : l’affaire de la Synagogue et l’affaire de viol (et nous devons entendre la voix des victimes). Ces deux faits n’ont aucun lien, si ce n’est la religion (et la pratique juive orthodoxe), mais c’est tout. Cela relève des violences sexuelles dans les religions, ce qui est hélas le lot de toutes, la raison en est le pouvoir gigantesque d’autorités (religieuses et spirituelles) sur des personnes influençables (ici des enfants).

Le reste ne contient rien de solide. Se promener dans un tunnel de métro montre au mieux qu’il y a un métro à New York, ce dont personne ne doutait. L’analyse de graffitis ne montre rien non plus, si ce n’est un vague troisième œil sur un visage peint. Dom Lucre y voit des signes d’occultisme.

En fin de compte, il ne reste rien.

Mais au fond, que signifie cette passion des tunnels ?

Un documentaire profondément antisémite

Ha bah, il y avait longtemps ! On accuse d’antisémitisme quand on sait pas quoi dire, c’est une forme commode de discrédit… 

Oui, on connait la musique.

Mais alors que Dom Luce se montre très « bienveillant » en rencontrant les membres de la communauté, il arrive avec un imaginaire problématique.

  • Pour commencer, il fait une erreur factuelle. Si le Habad-Lobavitch est effectivement l’une des plus grosses communautés orthodoxes, il n’est pas le seul, loin de là. Tenez, il suffit de regarder les Neturei Karta, aussi orthodoxe mais n’ayant rien à voir. C’est erreur relève de l’essentialisation. Tous les juifs ne sont pas orthodoxes, ils sont même une minorité. Être juif n’implique même pas d’être pratiquant.
  • Cette essentialisation vient de l’association des deux arguments qui n’ont rien à voir (le témoignage en Australie et le tunnel à New York). Pour faire le lien entre les deux, il faut induire une généralité : les juifs sont pédophiles.
  • Cet implicite s’accorde avec l’idée du Deep state et de l’élite pédosataniste qui repose sur un métarécit, celui du peuple de la trahison visant au contrôle du monde, décrit dans Le protocole des sages de Sion ou le Talmud démasqué.
  • Pour finir, à aucun moment, il ne se montre prêt à admettre l’explication donnée par la synagogue elle-même.

Donc oui, cette vidéo est profondément antisémite parce qu’elle repose sur un imaginaire antisémite. C’est le cadre avec tous ses implicites qui lui permet de ne jamais proférer une parole antisémite en diffusant un discours stigmatisant et profondément raciste. En d’autres termes, c’est en voyant les mots associés « synagogue » et « tunnel » que s’est imposée l’idée de pédophilie.

La passion des tunnels

Dom Lucre savait déjà ce qu’il voulait démontrer avant son enquête. En projetant son voyage à New York, il allait chercher des tunnels et spoiler, il en a trouvé !

Les Qanons se sont appropriés deux phénomènes typiquement américains, les disparitions d’enfants et les mole people, ces sans-abris qui s’installent dans les souterrains des villes (en particulier à New York où ils sont des milliers). Très vite, la contraction des deux concepts (qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre) a donné les « mole children », les enfants taupes.

Qui vit dans des tunnels et mangent de la pizza ? Des reptiliens pardi !

L’idée a pris une ampleur gigantesque pendant la pandémie COVID quand un navire hôpital de l’armée mouillait dans la baie de l’Hudson et les tentes d’une ONG évangélique étaient montées sur les pelouses de Central Park. C’était le paroxysme des bruits qui couraient sur les réseaux Qanon : Donald Trump à la rescousse, il vient sauver les dizaines de milliers d’enfants prisonniers de l’élite pédophile sous New York !

Chaque petit trou dans la ville est désormais scruté comme une fouille archéologique qui va révéler un secret à chaque coup de pelle. À force, les idées se sont associées puis confondues. Pizza, tunnels, pédophilie, c’est un imaginaire neuf qui reprend les antiennes de l’imaginaire antisémite autour du contrôle du monde.

Conclusion

Il n’y a donc pas grand chose à se mettre sous la dent dans ce documentaire. En revanche, elle illustre à merveille un « moment » de la complosphère. Toutes les obsessions de ce milieu s’y trouvent, ainsi que sa piètre méthodologie. Et c’est sur le X d’Elon Musk que la vidéo rencontre son public. En effet, à peine 2000 vus sur Youtube, moins de 1000 sur son canal Telegram, alors qu’on explose les 2 millions en 24h sur X. Ça en dit long sur ce qu’est devenu Twitter, toujours vecteur de viralité, mais désormais place forte de la complosphère.

Note :

À l’heure où nous publions, le compte X de Dom Lucre a été démonétisé et la vidéo supprimée. En effet, Manny Waks, la victime australienne interviewée pour l’occasion est monté au créneau afin de signaler que les images utilisées ont été tourné un an auparavant avec un autre journaliste. Il publie sur son blog l’échange avec Dom Lucre.

En terme de déontologie, nous sommes proche du zéro. Et ça enterre ce « documentaire » qui n’a définitivement rien de sérieux.

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