04 mars 2016 | Temps de lecture : 9 minutes

Debunkage de la vidéo: « With Open Gates : The Forces Collective Suicide of European Nations »

(Traduction de l’article de « Vice »)

Dénoncer les foutaises de la vidéo anti-réfugiés qui cartonne sur internet

De Philippe Kleinfeld, écrivain, 27 novembre 2015

Cet article a été originellement publié sur VICE UK et traduit en français le 04 mars 2016 pour Debunkers.

http://www.vice.com/read/with-open-gates-the-forced-collective-suicide-of-european-nations-debunked-938

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« With Open Gates : The Forces Collective Suicide of European Nations » 1 (« Portes Ouvertes : Le Suicide Collectif Forcé des Nations Européennes ») est un film de propagande raciste devenu viral. La vidéo, conçue pour susciter la peur face à la supposée menace des réfugiés, a remporté un franc succès, approchant les quatre millions de vues en seulement quelques semaines sur Youtube – un chiffre qui a augmenté de manière significative suite aux attentats de Paris. Comme vous pouvez le voir en haut de la vidéo ci-dessus, « Death of Nations », qui l’a mise en ligne, s’est servi des attentats de Paris pour en faire la promotion.

Déjà en septembre, quand la crise des réfugiés en Europe a atteint un stade critique, j’ai écrit sur les « mèmes » anti-réfugiés, ces foutaises virales qui se répandaient sur Facebook et Twitter pour diffamer les gens qui fuyaient la violence en Syrie. Je voulais montrer qu’il était idiot de se former une opinion sur l’un des problèmes les plus importants de notre époque en se basant sur un truc fait par un fasciste sur un générateur de « mèmes ». Malheureusement, « With Open Gates » a rendu les choses encore plus stupides. Au début, le discréditer semblait aussi utile que d’avoir un débat politique avec un tout-petit. Cependant, même si le film a abaissé la barre en matière de racisme ou de fidélité à la vérité, il l’a relevée pour ce qui est de l’influence et de la virulence du dénigrement des réfugiés. Voyant que le nombre de vues ne cessait d’augmenter, je me suis dit qu’il était temps de dénoncer ces foutaises.

Cette vidéo de 20 minutes est un méli-mélo de séquences comiquement fausses et hors-contexte, de sous-titres erronés et de propagande islamophobe.

Prenons ces éléments un par un :

DES SÉQUENCES COMPLÈTEMENT HORS-CONTEXTE

 

 

Au début de la vidéo, le narrateur clame que l’autre face de la crise des réfugiés, c’est « à quel point elle va changer l’Europe ». S’ensuit un montage de séquences choisies, conçues pour présenter les réfugiés et les migrants comme violents et dangereux. Une partie d’entre elles sont des séquences authentiques des douze derniers mois, mais la plupart n’ont absolument rien à voir avec la crise actuelle, c’est juste une collection d’images aléatoires de gens qui ne sont pas blancs, dans des circonstances qui ne sont pas précisées.

Prenez la vidéo ci-dessus à environ 2:40. Je suis parvenu à en remonter la source jusqu’à une manifestation d’août 2011 dans le complexe touristique de Salou, en Espagne, après la mort d’un vendeur de rue sénégalais de 50 ans à la suite d’une rafle policière. Voici la preuve :

 

 

Prenez celle-ci, à 2:55 :

 

Je suis remonté jusqu’à une autre vidéo tournée à Caserta, en Italie du Sud. Elle montre un soulèvement survenu après le meurtre de six hommes africains dans un règlement de comptes entre gangs, en 2011. Rien à voir avec la vague d’immigration actuelle, donc, et tout à voir avec un échauffement des esprits dû à des griefs assez légitimes.

 

 

Voici une autre séquence montrant des hommes en colère comme une sorte de « menace étrangère » :

 

 

Comme vous pouvez le lire au-dessus, ces types sont en fait une poignée de militants allemands de Daesh, qui s’attaquent à un rassemblement kurde, en 2014. Moche, mais là encore, rien à voir avec les réfugiés.

En voici une autre, qui sous-entend que les réfugiés tabassent les gens :

 

 

Elle montre des militants pro-kurdes qui se heurtent à des nationalistes turcs de Francfort, lesquels manifestaient contre le PKK (Parti des Travailleurs Kurdes), un groupe actuellement impliqué dans un conflit contre l’Etat turc. Pas un groupe de réfugiés en train de tout saccager.

 

 

Et en voici une dernière à 7:43, qui fait partie d’une section critiquant « l’échec » du modèle d’accueil suédois :

 

 

Ce qu’elle montre en réalité, c’est un ouvrier migrant slovaque, tabassé par un antifasciste qui l’a apparemment confondu avec un nazi :

 

 

 

DES SÉQUENCES PRÉSENTÉES SANS CONTEXTE

 

Les morceaux de la vidéo qui ont effectivement un rapport avec la vague actuelle de réfugiés sont présentés sans aucun contexte. Au début, par exemple, on peut voir des images d’émeutes de réfugiés à Lesbos, et une femme grecque, blanche, disant « Il faut faire quelque chose. Il faut que quelqu’un nous protège ».

C’est malheureux qu’elle se sente menacée, mais ce qui s’est passé, dans ce cas, c’est que des réfugiés non enregistrés ont été empêchés par les autorités grecques de monter à bord d’un ferry pour Athènes et se sont retrouvés coincés sur l’île pendant des jours. Après le traumatisme qu’ils avaient sans doute vécu sur des barques traversant la mer Egée, il est difficile d’imaginer à quel point ça a dû être stressant. L’histoire est similaire pour les autres séquences chaotiques montrant les réfugiés qui forcent la barrière honteuse que la Hongrie a dressée à sa frontière avec la Serbie, ou qui tentent de monter à bord du ferry à Calais. Quand les pays d’Europe et les institutions n’offrent aucun passage sûr aux gens qui fuient la violence, aucune réponse humanitaire à leur arrivée, les émotions peuvent déborder et les choses aller de travers.

DES SOUS-TITRES MANIFESTEMENT FAUX

 

Une autre partie de la vidéo essaie de salir les réfugiés en montrant des séquences où ils « s’ennuient » dans des centres d’accueil supposément luxueux et jettent de la nourriture ; où Donald Trump martèle le mythe des réfugiés tous « des hommes forts et sains ». L’idée, ici, est de faire passer les réfugiés pour égoïstes, ingrats et avides. Le problème, c’est qu’ils ne sont rien de tout cela, par conséquent la vidéo doit recourir à de faux sous-titres.

 

 

Prenez cette séquence à 12:35. Elle prétend montrer un réfugié qui dit : « Je veux de l’argent parce que je veux fumer, et pour l’envoyer à ma mère en Syrie ».

Ce qu’il dit en réalité – et c’est assez évident puisqu’il parle anglais – c’est « Je veux de l’argent pour fumer, et pour dire à ma mère en Syrie ». Il ne veut probablement faire que ce que tout le monde voudrait faire à l’arrivée d’un voyage mortel à travers plusieurs continents : appeler sa famille.

 

 

Ou bien prenez cette séquence juste après, à 12:41. Le sous-titre indique : « Les gens en Croatie m’ont dit qu’ici c’est un bon, bon, bon asile. On vient en Allemagne parce que leur argent est très bon ». Ce qu’il dit en réalité – là encore, très clairement, en anglais – c’est « moi va en Allemagne parce que Allemagne très bon ».

SÉQUENCES OBSCURES ET HORS SUJET SUR DES ISLAMISTES

 

Non content de présenter les réfugiés comme des fauteurs de trouble ingrats et avides, à plusieurs reprises, le film recourt au problème de l’islam radical dans une tentative désespérée de faire passer les gens qui fuient la guerre pour de dangereux islamistes. Peu importe que très souvent, ces gens fuient précisément les dangereux islamistes de Daesh. Incapable d’établir un lien réel entre les deux, la vidéo recourt à une poignée de séquences fausses, obscures et hyperboliques.

Par exemple, elle montre une vidéo d’islamistes dans « un train de réfugiés pour l’Allemagne »…

 

 

… qui n’a rien à voir avec les réfugiés, et a en réalité été filmée à Paris, en 2010.

 

 

 

Elle montre d’autres images aléatoires, hors sujet, sur des extrémistes, comme celle-ci, d’un documentaire de Stacey Dooley que je me souviens avoir vu en 2012 sur BBC3, et qui évoquait l’EDL2 et les islamistes à Luton.

On trouve aussi un moment venu de nulle part à 4:52, où le narrateur dit « Le taux de natalité musulman élevé change le paysage politique. Imran cherche à remplacer la loi belge par la charia, y compris l’amputation pour vol, la lapidation pour adultère, et la peine de mort pour les homosexuels ». Qui diable est « Imran » ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire, et qu’est-ce qu’elle a à voir avec la crise des réfugiés ? Le film ne le dit pas. Peut-être parce que la réponse est : absolument rien. Ce passage a été copié d’un article écrit en 2012 pour le Christian Broadcasting Network3, lequel admet que la plupart des gens ne prennent pas le groupe Imran (Sharia4Belgium) au sérieux.

 

AUTRES FOUTAISES RACISTES SORTIES DE NULLE PART

 

 

La vidéo s’élargit à un point de vue plus général sur l’immigration, plein de propagande islamophobe. L’exemple le plus ridicule est l’histoire d’une épidémie de viols à Oslo, attribuée entièrement à « des hommes immigrés non-occidentaux ».

L’histoire remonte en fait à 2011, où elle a été largement répandue sur les sites d’extrême-droite, et a bien sûr été copieusement déformée. Le journaliste Ali Abunimah a trouvé le rapport de police sur lequel repose cette histoire, et en a fait traduire les passages les plus pertinents par des professionnels. Il montre en réalité que la grande majorité des violeurs à Oslo, pour cette période de temps précise, étaient des citoyens norvégiens. Et, bien que les viols par agression aient tous été commis par des « étrangers », cela correspond à une catégorie très précise de viol qui ne comprend que six cas. De fait, le rapport met précisément en garde contre l’amalgame entre ethnicité et agression sexuelle : « De grossières généralisations, qui ont donné l’impression que les violeurs ne sont qu’étrangers – et principalement musulmans – se sont révélées inadéquates et erronées ».

UN MESSAGE ANTISÉMITE

 

Le message de la vidéo élève la rhétorique anti-réfugiés à un nouveau niveau idéologique, faisant paraître Britain First4 politiquement correct en comparaison. A peu près à neuf minutes, il cite le leader du BNP5, Nick Griffin, disant qu’« une alliance contre nature de gauchistes, de capitalistes et de sionistes suprémacistes ont comploté pour promouvoir l’immigration et le métissage ». Elle se termine par une citation de Barbara Lerner Spectre, la fondatrice de l’Institut Européen d’Etudes Juives en Suède : « L’Europe ne sera pas l’ensemble de sociétés monolithiques qu’elle fut au siècle dernier. Les Juifs seront au centre de ce changement ». Elle parle du rôle des Juifs dans les efforts pour faire de l’Europe un endroit plus tolérant et plus divers. Mais, sorti de son contexte et inséré dans un film anti-réfugiés, cela sous-entend que les Juifs sont au cœur d’un projet pour détruire l’Europe telle que nous la connaissons. C’est une figure classique de la rhétorique antisémite, qui prétend que l’immigration fait partie d’un projet sioniste/juif pour détruire la race blanche – ce que l’extrême-droite se plaît à appeler « le génocide des Blancs ».

Ces connotations nazies sont côte-à-côte avec suffisamment de sectarisme ordinaire et de séquences dramatiques pour que des millions de personnes les partagent volontiers. La plupart d’entre eux ne sont probablement pas conscients qu’ils partagent quelque chose dont Leni Riefenstahl6 aurait été fière, mais je ne suis pas sûr que ça rende les choses moins sinistres.

 


[1] »Avec les portes ouvertes: le suicide collectif forcé des nations européennes ».

3Réseau de Diffusion Chrétien.

4La Grande-Bretagne d’abord : parti d’extrême-droite britannique, coutumier d’actions coup de poing.

5British National Party (Parti National Britannique), autre parti d’extrême-droite britannique.

6Cinéaste officielle du régime nazi, auteure des « Dieux du stade » entre autres.

 

 

PS: L’équipe des Debunkers remercie chaleureusement nos lecteurs qui se sont données la peine de travailler ce texte et de le traduire

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