Réflexions nourries par la résurgence du conspirationnisme QAnon et les échecs consécutifs de tout ce qui a été tenté jusqu’ici.
Le phénomène QAnon
Le conspirationnisme QAnon nous pousse à un constat
Debunker demande une énergie considérable : chaque contre-vérité, chaque hoax demande du temps, de la rigueur. Ce travail peut sembler vain, il ne l’est pas. En revanche, il est anecdotique, énergivore et peu efficace. On agit toujours avec un temps de retard. C’est la loi de Brandolini.
« la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire »
Et c’est bien là le problème. À aucun moment, le debunking n’a permis d’inverser la tendance. QAnon vient caresser les tendances au conspirationnisme d’une partie de l’Amérique, mais aussi du reste du monde. Ça donne réponse à tout, bien plus que n’importe qui pourrait le faire, y compris nous.
Il faut l’admettre : une partie des humains peuplant cette planète désirent intensément avoir des réponses à des questions qui n’en ont pas. Et on est ici au moment charnière où s’opère un glissement. Ce que nous allons voir avec le conspirationnisme QAnon.
C’est quoi QAnon ?
Le deep state, l’adrénochorme, vous connaissez ? Pour faire court, on va dire que QAnon est l’idée qu’il existe un pouvoir secret, au dessus de l’état. Pire, il est constitué d’une élite corrompue de pédophiles qui cultivent des enfants pour leur prélever l’adrénaline afin de synthétiser la drogue la plus forte du monde, l’adrénochrome. Q, un informateur bien implanté diffuse de façon erratique des messages cryptiques qui alimentent la communauté.
Revenons au plus important, l’essentiel c’est cette idée de loge ou de confrérie, faisant référence à un imaginaire qui incorpore les représentations de la franc-maçonnerie ou des forces progressistes (parfois issues de la pop culture). Forcément, tout le monde y est corrompue et décadent, entraînant notre bonne vieille Amérique vers sa fin.
Donald Trump et la post-vérité
Ou comment on peut raconter n’importe quoi et qualifier ça de « fait alternatif« . Et quand l’émetteur bénéficie d’une qualité qui inspire la confiance comme un prix Nobel (Luc Montagnier) ou un Président de la plus grande puissance mondiale, se met d’un coup à arranger les faits à sa sauce, nous sommes démunis.
L’enjeu n’est plus de prendre chaque affirmation et de la démonter. Tout simplement car ce n’est pas faisable. Mais aussi parce que cette stratégie présente un problème de fond : nous combattons un discours, d’égal à égal, tant les supports et les espaces offerts par les réseaux sociaux mettent tout au même niveau. C’est ici que l’on croise à nouveau le concept de post-vérité : la vraie information est noyée dans un malström de fake, de hoax, etc…
Ainsi, ce que nous proposons c’est d’interroger la pratique. En ce sens, il ne s’agit plus de prendre une affirmation et de l’infirmer si c’est nécessaire. Il s’agit ici de comprendre qui l’émet et pourquoi, quelles sont ses intentions, quel est son imaginaire : en clair, il s’agit de comprendre les structures qui ont permis à un fait alternatif de naître et être diffusé.
Les structures de la pensée conspirationniste
Les discours sont le produit de schémas de pensée. Quand on tire les fils, on découvre des contextes, des origines. Se concentrer sur la teneur du discours, plus que sur sa forme, est important, de quel projet de société parle-t-on ? Le conspirationnisme, qu’il soit QAnon ou pas, est un discours propre à son époque, mais qui raconte une histoire.
Les conspirationnistes ne sont pas fous !
Nous ne le dirons jamais assez, penser que les partisans de ces théories sont fous ou idiots est une erreur!
Au fur et à mesure des années, nous avons pu croiser tout un tas de gens délirants au sens clinique. C’est une réalité, mais qui ne suffit pas à expliquer le succès des thèses complotistes. En expliquer la teneur pour certaines, à la rigueur… Nous ne saurions vous mettre en garde contre la psychiatrisation du conspirationnisme.
Maintenant, que nous avons réglé ce point, il reste à se demander pourquoi un certain nombre d’entre nous, humains, ressent le besoin de croire en des âneries.
Prenons la théorie de la terre plate. Malgré le consensus scientifique sur le sujet, il existe une théorie remettant en cause quelque chose qui nous semble évident. Un peu trop évident peut être? Comme par hasard… Cette théorie s’inscrit dans un univers cohérent, il fait intervenir une certaine logique. Et paradoxalement, si le postulat est erroné, voir carrément farfelu, on ne peut pas dire que ça soit intellectuellement vide. Au contraire, les partisans de la terre plate font appel à une grande rigueur parfois.
Croire à des bêtises ce n’est pas être conspirationniste, nous avons tous une tendance à chercher des explications logiques (Serge Moscovici, 1987). QAnon n’est pas né sur un forum, il est la pièce de puzzle que l’on cherche pendant un moment et qui permet de débloquer la partie. Et ce n’est pas être idiot que de croire ce que nous avons envie de croire. Encouragé par le phénomène de bulle sur les réseaux sociaux, il permet de s’inscrire dans une culture politique, celle là même qui sert de logiciel pour élaborer des schémas de pensée.
Un prétexte pour s’en prendre au consensus
Notre monde est injuste, cruel et parfois incompréhensible. Pourquoi rien ne change ?
Nous sommes partisan de l’idée que les théories de la terre plate, antivax, etc… ne sont que des prétextes. Elles ont pour elles de s’en prendre à un consensus, à un ensemble de fait admis par (quasiment) tous. Les explications qui font le consensus ne sont pas toujours simples, elles font même parfois appel à la conjonction de nombreux facteurs. Et nous pouvons entendre que ces explications sont inaudibles.
Certaines théories n’ont pas eu beaucoup de prise, ou n’en ont plus (les théories en vogue dans les années 90 faisaient souvent intervenir des extraterrrestres), QAnon répond à un besoin contemporain : expliquer à une Amérique réactionnaire ses défaites politiques alors même que son influence était grandissante. L’alt-right est le produit d’une dynamique, d’un engouement pendant la campagne électorale de Trump, quand l’Amérique des milices a rencontré celle des trolls écœurés par le politiquement correct. Le fruit de cette rencontre c’est un ensemble plus ou moins homogène qui avait trouver une direction commune : le problème, ce sont les institutions, l’état profond, les invertis, les dégénérés, les féministes, les lgbtqia+…
Maintenant que tout le monde marchait dans le même sens, il fallait la petite touche qui allait donner une autre dimension à l’alt-right. C’est là que naît Q. Dans une Amérique qui s’est construite sur des renversements, des complots et des conspirations, QAnon a immédiatement marché.
Nous voyons ici comment traiter le conspirationnisme peut être traité comme un mouvement politique. Chaque espace/temps a ses propres caractéristiques : le rejet de la vaccination, du consensus médical en l’occurrence, repose sur le même rejet du consensus. Les arguments apportés reflétant de la peur ou parfois de la haine ont fonction de prétexte pour se construire en opposition de.
Un Combat contre la démocratie
On a donc vu d’abord que les conspirationnistes ne sont ni fous, ni débiles. Puis on a vu que le conspirationnisme est une construction « contre ». Maintenant, on va se demander pourquoi et où ça mène.
Quel projet de société ?
QAnon veut faire tomber l’élite pédophile pour protéger l’Amérique, ses valeurs, sa démocratie. Mais c’est tout l’inverse qui se produit, l’alt-right remet en question toutes les institutions, regroupées sous l’étiquette Deep State (on a largement la même approche en France avec le conspirationnisme anti-système).
L’affaire du pizzagate ou les opérations des Proudboys et Boogalooboys ont montré à quel point ça peut basculer de la violence des invectives devant l’écran, à la violence des armes. Ces théories court-circuitent l’état de droit et donc toute la structure démocratique de nos sociétés. On peut légitimement critiquer nos démocraties, aucune n’est parfaite. Mais ce qui se joue ici est différent : nos démocraties n’en sont pas, nous vivons dans des régimes autoritaires se faisant passer pour des démocraties.
En revanche, il existe des régimes dans l’histoire où des pouvoirs fantoches étaient commandés par des juntes. Ce n’est pas le cas des USA, la résistance qu’a rencontré Donald Trump et ses affidés est celle des institutions démocratiques. C’est donc un combat contre la démocratie qui s’opère ici.
Culture du mensonge.
Maintenant, pour nourrir ces théories, il faut des mensonges. Qui produit consciemment des faux? Quand quelqu’un ouvre un logiciel de retouche pour incruster un missile s’abattant sur Beyrouth (et déclenchant une explosion spectaculaire), il y a l’intention de nuire en mentant. Il ne s’agit pas ici d’interpréter ce que l’on ne voit pas.
Il existe des faux célèbres comme le protocole des sages de Sion, pamphlet aux intentions antisémites produit en 1903 par la police secrète du Tsar. Le livre y décrit un plan de domination du monde par les juifs et les francs-maçons. Rien d’autre que le deep state, ennemi juré mais imaginaire des QAnon.
On est ici face à un processus actif de manipulation, destiné à un auditoire sous emprise. Finalement, est-ce que ça suffit à renverser la démocratie, pas vraiment. En revanche, ça a des conséquences profondes, à la fois pour les victimes de la violence, mais également dans la propagation d’une culture du mensonge.
Après Qanon
Q est démasqué!
Qui est Q ? Une longue enquête a finit par permettre d’identifier les individus derrière le mystérieux émetteur de ces messages. Et pourtant, les communautés QAnon continuent de proliférer.
En revanche, Donald Trump a perdu l’élection, et malgré ses invocations (qui ont fait 5 morts au Capitole), les institutions démocratiques n’ont pas bougé sur leurs bases. Une preuve que le complot est bien réelle ?
Et maintenant ?
Maintenant, combattons-les enfin en tant que projet politique fasciste, dans le sens où toutes ces théories invoquent un rejet des grands projets de société, où l’enjeu est la réappropriation du souverainisme, dans un cadre nationaliste, et dans le déni des enjeux démocratiques.
L’enjeu est double :
- S’adresser à ceux qui sont sous emprise. Les logiciels politiques qui rendent possibles cette emprise sont en général solidement ancrés, et portent en eux les germes d’une société fasciste.
- Empêcher les manipulateurs d’agir et de répandre des mensonges et des faux.
Il y a une grande plasticité des théories du complot, mais elles portent en elles les mêmes constantes. En 2022, c’est la Russie qui s’est imposé comme fabrique à mensonges, dont les QAnon sont friands. Pourtant les QAnon Russes, directement concernés se retrouvent en délicatesse avec leurs coreligionnaires d’outre-Pacifique (voir ici, article en anglais).
C’est ce que nous verrons dans la partie (2).