Si nous vous parlons d’occident chrétien, serez-vous surpris ? C’est un récit omniprésent, et il est même omniprésent à l’extrême droite.
Attendez, on est d’extrême droite si on dit que l’occident est chrétien ? Ou judéo-chrétien ? Tout le monde est fasciste avec vous. Pas si simple, en effet.
Notre dernier article, une analyse de commentaire, fonctionnait sur un mécanisme similaire. Nous vous proposons de nous prêter à nouveau à l’exercice.
Ça tombe bien parce que nous avons reçu une réponse en commentaire à un réel. Celui-ci faisait la promotion de cet article.
Une discussion qui s’étale sur trois semaines, dont voici l’intégralité :
Bien entendu, nous savons ici à qui nous avons affaire. C’est annoncé dans les commentaires précédents. Intéressons-nous quand même à ce que ces quelques phrases nous racontent sur une vision du monde.
Analyse du commentaire
Commençons par reprendre le commentaire:
L’autre, nom de l’Europe est la chrétienté, tous les pays d’Europe, fondent leurs cultures et leurs établissement sur le christianisme. Cette religion impie et violente n’a rien à faire dans la chrétienté.
Nous allons le découper en trois parties.

- En orange : l’autre nom de l’Europe. Il s’agit ici d’une fausse évidence, il n’y a pas d’autre nom à l’Europe ; que l’on parle du continent ou de l’organisation politique.
- En vert : Tous les pays fondent-ils leurs cultures sur le christianisme ? C’est en partie vrai, tant le christianisme a été structurant sur le continent européen pendant des siècles. Malgré tout, il s’agit tout de même d’un raccourci qui relève de la généralisation hâtive et du biais de confirmation.
- En bleu : « Cette religion impie », il s’agit ici de l’islam. Nous avons donc un jugement de valeur, la chrétienté serait mécaniquement meilleure que l’islam parce que celle-ci est une religion impie et violente. Une affirmation fantaisiste qui situe la parole de notre commentateur, quoique les choses étaient relativement claires depuis le début.
C’est également une façon de formuler des espaces géographiques : la chrétienté serait l’Europe et l’islam n’aurait rien à faire en Europe.
Nous pouvons donc déjà conclure que ce discours est politiquement situé, reposant sur des faits discutables : l’autre nom de l’Europe qui serait chrétienté, puisque nos cultures sont fondées sur le christianisme.
Interprétation
Qui parle ?
Tout discours doit être remis dans un contexte, ainsi il nous en dit plus sur son auteur et sur le moment que ce qu’il décrit. Alors qui écrit ? Cet individu n’étant pas une personnalité publique, nous garderons son nom flouté. Toutefois, nous pouvons concéder qu’il s’agit d’un homme blanc qui s’exprime en français et se revendique historien.

Cet individu ne nous laisse que quelques indices sur son compte : trois émojis. Léger ? Sauf si nous en connaissons la signification :
- La fleur de lys est le signe de ralliement des royalistes de l’Action française. Au sens large, c’est une référence conservatrice à la France autoritaire du passé.
- La croix est plutôt transparente, c’est une revendication religieuse.
- La colombe est le symbole
de la paixde l’esprit saint et de la fidélité.
Il est intéressant de noter que ce dernier symbole a eu différentes significations, dont certaines interprétations plutôt récentes.
Dans la Bible, c’est une colombe qui annonce à Noé la fin du Déluge: depuis lors, elle est le symbole de la paix. Dans l’art chrétien primitif, la colombe représente aussi la communauté des fidèles. Puis elle devient l’incarnation du Saint-Esprit. Elle est aussi un modèle de fidélité. Avec l’affirmation du dogme de la Sainte Trinité (un Dieu unique en trois personnes: le Père, le Fils et le Saint-Esprit), la colombe devient au Moyen Âge l’incarnation du Saint-Esprit. Dans les manuscrits, elle apparaît notamment lors du baptême du Christ, ou lorsque Dieu communique avec les hommes.
Archives BNF
La colombe sert d’ailleurs parfois à symboliser le martyr, ce dont il est question dans la vidéo critiquée par l’auteur. La polysémie des signes est ici intéressante et souligne une véritable volonté de concurrence entre chapelles entretenue par l’auteur.
Quoiqu’il en soit, son discours comme sa présentation nous permettent de le situer au sein des extrêmes droites françaises : royaliste, catho tradi, identitaire.
Le récit de l’occident chrétien
Le dogmatisme chrétien se heurte ici à la réalité historique : les cultures sont composites, structurées en Europe par le christianisme bien entendu, mais pas seulement : l’Europe a aussi une identité païenne (dont le paganisme). Ce syncrétisme invalide déjà le premier argument, celui de l’Europe comme objet chrétien. L’Europe est déjà un espace de migrations, y compris non-chrétiennes et qui vont participer à forger les cultures et les institutions.
En plus de ça, il faut également considérer que le monde chrétien n’est pas homogène, loin de là. Allant même jusqu’à opposer christianisme et chrétienté (ce que ne fait pas notre commentateur). Comme à chaque fois, le monde chrétien a de l’influence sur la culture, mais c’est réciproque, la chrétienté est également le produit de son environnement, l’histoire du protestantisme en est un exemple parlant. Quid alors de la Saint-Barthélémy ?
Et finalement, c’est aussi faire abstraction du fait que jusqu’à la première guerre mondiale, l’empire ottoman s’étend jusqu’au cœur de l’Europe. au regard de l’histoire, c’était hier.
Les catholiques traditionalistes
En France, c’est l’Action française qui incarnait le concept d’occident chrétien dont l’idée générale était de revenir à la monarchie, et donc au droit divin.
Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que se développe la vision historico-politique d’Occident chrétien, avec des auteurs, en France, comme Édouard Thouvenel, Joseph Arthur de Gobineau, Charles Maurras, Gustave Thibon, Pierre Gaxotte, Robert Brasillach, qui l’utilisent dans le sens d’une civilisation supérieure aux autres ou l’identifient à la civilisation par opposition à la « barbarie ». Dans cette perspective, toute l’histoire de l’Europe occidentale est écrite de manière à ancrer ce concept dans un enracinement romain, pontifical et chrétien remontant au Ve siècle, se référant à la vision du triomphe de la foi d’Augustin d’Hippone, valorisant la conversion des rois germaniques, et ultérieurement, la lutte contre l’expansion islamique.
Occident chrétien sur Wikipédia.
Maurras lui-même est un produit de son temps, et s’oppose à l’Église de Rome. Il fait de la chrétienté une identité en opposition aux institutions. Son idée est ailleurs, dans un conservatisme hérité du XIXème siècle, une vision romantique jusqu’au-boutiste. Car oui, l’idée d’Occident chrétien ou d’Europe chrétienne est une notion moderne, une lecture de l’histoire formulée entre la révolution française et la première guerre mondiale.
Plus récemment, ce sont les organisations Civitas et Academia christiana qui incarnaient cette idée. Des tentatives de l’extrême droite catho tradi d’imposer cette idée d’occident chrétien en politique.
Une Europe judéo-chrétienne ?
Le récit d’une Europe judéo-chrétienne est aussi une pure invention du XIXème siècle. Et c’est logique, l’Europe est secouée par de grands bouleversements, comme la généralisation des États Nations qui implique une réflexion sur la nature des peuples qui les composent. La perte d’influence de l’Église sur le continent où elle était si puissante est aussi liée au recul des monarchies.
Mais l’évidence du judéo-christianisme s’arrête ici : cette notion née au XIXe siècle est le fruit d’un mouvement mêlant des enjeux civilisationnels modernes. La paternité du terme est attribuée au théologien Ferdinand Christian Baur (1792-1860), qui l’utilise pour la première fois en 1831.
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Ce mouvement s’inscrit dans la dynamique de sécularisation de l’Europe, concept qui a fait l’objet de son premier livre, Des empires sous la terre (La Découverte, 2021), où il (Mohamed Amer Meziane) plaçait Hegel au cœur de sa thèse. Mohamed Amer Meziane y montre comment la sécularisation procède de cette redéfinition du christianisme en tant que religion moderne apte à embrasser l’industrialisation naissante : « C’est à ce moment que s’opère l’identification de la modernité européenne et du christianisme, qui n’allait pas de soi auparavant. »
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Plus récemment, la reprise du terme par la droite identitaire européenne met au jour l’autre stigmatisation tacite du judéo-christianisme : l’islam, considéré par cette mouvance comme une menace civilisationnelle.
Le judéo-christianisme ou les ombres d’une fausse évidence – Le Monde
Le concept de modernité est le socle du progrès social et d’une forme d’émancipation de l’influence des institutions religieuses. La séparation, en France, de l’Église et de l’État en 1905 est le résultat d’une longue évolution ainsi que des crises politiques.
Quand le RN descend manifester contre l’antisémitisme, le parti de Marine Le Pen achève de légitimer un discours qui n’a pourtant que peu de prises avec la réalité historique, tant les Juifs ont été persécuté en Europe au fil des siècles. Là encore, c’est l’importance de l’antagonisme artificiel avec l’islam qui est l’enjeu.
Une lecture identitaire
La France d’aujourd’hui est peu pratiquante. Paradoxalement, on retrouve dans l’électorat d’extrême droite, des français qui se revendiquent d’une identité chrétienne. Cette notion assez floue est celle soutenue par les identitaires.
La pensée identitaire est pourtant bien plus complexe. Nous l’avions présenté dans un long article et ce qu’il faut en retenir sur cet aspect là, c’est la tolérance au syncrétisme. Pour l’heure, l’expression politique se structure « contre » et contre l’islam en particulier.
Que ce soit au sein de formations politiques européennes ou lors des opérations-spectacle des identitaires de Defend Europe, l’idée est de broder autour d’une pensée raciste et xénophobe.
Conclusion
Le concept d’occident chrétien est donc artificiel. La question ne se posait pas avec les monarchies, où les rois avaient surtout besoin de l’Église comme relais de pouvoir. C’est donc au XIXème siècle qu’un nouveau récit est formulé, créant une identité chrétienne dans un cadre où la Nation supplante tout le reste. C’est le siècle où différents récits naissent, notamment celui du roman national, une vision romantique de l’histoire développée entre autre par Jules Michelet.
Invoquer des racines chrétiennes est donc partiellement juste, mais dire que l’autre nom de l’Europe est chrétienté est non seulement faux, mais en plus, il s’agit d’un trait significatif de la pensée identitaire.
Petite cerise confite sur le gâteau de l’hypocrisie, notre commentateur montre par ses références qu’il a intégré l’idée que la religion n’est pas qu’une question de pratique, mais aussi de culture. C’est précisément ce que nous expliquions sur l’islamophobie ou l’antisémitisme, non-réductibles à la seule religion, mais aussi à l’appartenance à un groupe culturel.