Une rumeur de camionnette blanche ? Comme c’est original !
Chez les Debunker·e·s, on dit souvent « nous » parce que nous parlons en tant que collectif. Une fois n’est pas coutume, une partie de cette histoire sera écrite à la première personne. Pourquoi ? Parce qu’elle relève de l’expérience personnelle. Oui, mais l’expérience personnelle ne vaut pas tripette, voyons ! Certes il est de coutume de se méfier de ce prisme, qui agit comme miroir déformant. En revanche, elle illustre ici une histoire bien connue, la façon dont la rumeur se répand.
Petit conte de la rumeur
Je. Voici le « je » qui rentre en jeu. Ce paragraphe est le récit vécu par l’un des DBK, heureux papa de deux enfants et résidant dans une zone inondable. Un récit qui devrait sembler familier à beaucoup d’entre vous en cette rentrée 2024.
Notre histoire se déroule donc dans cet espace-temps, un espace semi-rural à la fin de l’été. Le bruit court et me parvient, au moment du goûter partagé avec mes enfants, que nous appellerons, par souci d’anonymisation, Lauraingalls, la collégienne et Beyoncé, pour la plus jeune, encore en élémentaire.
– Papa, tu sais qu’il y a une camionnette blanche qui propose de ramener les enfants ? me lance Beyoncé.
– Une camionnette blanche ? Mais qu’est ce que c’est que cette histoire ?
– Sisi, demande à Lauraingalls !
Cette dernière, dont le père ne coupe que rarement du bois, vient confirmer cette histoire, avec un élément de contexte. Une camionnette blanche rôde sur le parking du collège. En parent bienveillant, je prends donc le temps de rassurer ma progéniture quant à la nature de cette rumeur immémoriale. Moi-même, à leur âge, j’ai connu cette effervescence, ce bruit qui court, qui craque, qui enfle : un tueur en série est tapit dans l’ombre, dissimulé dans la cabine de son véhicule utilitaire. Et… il ne s’est jamais rien passé. (Néanmoins, les enfants, ne montez pas dans la voiture d’un inconnu, parce que comme tout parent, on est inquiet quand même).
Fin de l’épisode 1.
Rebondissement aquatique et concomitance
Trois semaines plus tard, l’ouragan Kirk vient dévider une quantité délirante de flotte sur la métropole. La rivière sort de son lit, c’est la panique ; anxiété, fatigue et grosse lassitude s’ancrent dans les crânes. De nombreux habitants s’apprêtent donc chercher une solution de relogement. Je précise que mon coin est peuplé de gens du voyage sédentarisés, particulièrement de la communauté Yéniche. Sédentarisés, d’accord, mais la caravane est toujours prête. Celles et ceux qui vivaient dans une zone où le péril était réel et imminent donc les premier•ières à évacuer les abords de la rivière.
Quel sera le lieu de rassemblement pour toutes ces familles ? Je vous le donne en mille, le parking du collège ! Un ballet de caravanes débute dans le village, jusqu’à occuper une bonne partie de cet espace. Un bon point pour les enfants qui y sont scolarisés. Mais rapidement, dans les boucles Whatsapp que les élèves ont créées, l’information file à la vitesse de l’éclair « C’est les manouches !! » (Il est un âge où la délicatesse et l’ignorance viennent se heurter frontalement dans un fracas bruyant que nous qualifierons d’un évident manque de finesse).
Ainsi, Lauraingalls prit donc soin de montrer la scène à son vieux père (pas tout à fait grabataire). Horreur, des dizaines de camionnettes blanches !
Une rumeur en chasse une autre
La catastrophe naturelle va effacer la première rumeur. Les municipalités alertent les riverains du danger aquatique mais également d’un autre mal, les cambriolages. Une première porte fracturée devient le vrai sujet dont tout le parle sur le pas des portes.
Alors que l’eau baisse, les premiers nettoyages s’amorcent. La quantité de détritus est monstrueuse et de nombreux ferrailleurs font la tournée des chantiers, laissant ici et là leurs numéros. Premier arrivé, premier servi. La défiance augmente proportionnellement aux nombre de maisons sinistrées visitées par des personnes mal intentionnées : bis repetita, « c’est les manouches ! »
Chaque camionnette blanche apparaît donc comme une menace. Peu importe qu’il s’agisse d’un livreur Amazon, d’un électricien ou même d’un riverain, la camionnette blanche devient un objet de méfiance. Et tant pis si les gens du voyage susmentionnés sont aussi les premiers touchés, cette soudaine visibilité les a mis sur le devant de la scène. L’imaginaire des riverain•es fait le reste, ce sont les voleurs de poules. Un imaginaire si profondément ancré que les enfants le relaient comme une évidence.
Fin de l’épisode 2.
Une rumeur pas nouvelle
Bon, alors, les DBK, tout ça pour une pauvre petite rumeur éculée ? C’est du réchauffé. Oui, c’en est. Mais nous nous intéressons ici à l’élément récurrent, la camionnette. Rappelons la base :
C’est le véhicule passe-partout par excellence : « La camionnette de couleur blanche, c’est l’un des modèles le plus vendu en France », avance Cécile Dolbeau Bandin. Mais surtout, ce véhicule est celui de deux criminels tristement célèbres : Marc Dutroux et Michel Fourniret.
Ouest-France – 2023
Nous pourrions également rappeler qu’au registre des paniques de l’époque, ce type de véhicule a servi pour un attentat à Londres.
Le véhicule de la rumeur
Autant dire qu’enlèvement d’enfants, cambriolages par les gens du voyage ou terrorisme, le récit arrose tout le monde. Il raconte un danger permanent, indicible, omniprésent et impalpable. Des camionnettes blanches, on en voit tous les jours. Les enfants aiment à se faire peur, les parents s’inquiètent. Le bruit court, l’histoire se déforme.
Ici c’est un fond de racisme à l’égard des gens du voyage. C’est l’avantage du véhicule comme vecteur, peu importe qui conduit l’utilitaire passant dans la rue, il est un danger. Iel est un peu mat de peau, un peu « pas de chez nous » et d’un coup de coude complice, quelqu’un rappelle la poisseuse maxime, « c’est les manouches ». Ben non, c’était le livreur DPD, ça fait un moment qu’il bosse ici, il fait sa tournée quotidienne (certes il est désagréable, mais cela constitue ni un crime ni un délit).
La rumeur a besoin de ce terreau raciste, elle ne peut exister que si un discours est là, déjà construit. Et justement, cette camionnette blanche était le sujet d’un documentaire de 2022 (que nous n’avons pas pu nous procurer, mais dont voici la bande annonce).
La rumeur à propos de Roms enlevant des enfants dans une camionnette blanche pour prélever leurs organes est une histoire classique qui tournait beaucoup ces dernières années. Pas étonnant de revoir cette même trame chez notre Debunker (avec plus de temps, elle aurait peut être pris plus d’ampleur), elle apparaît comme la cible de tape taupe, dans le Loiret ou en Normandie (et même en Belgique).
Conclusion
Comme nous l’avions expliqué avec la rumeur d’Orléans, ce poison est l’une des formulations des paniques morales de l’époque. Paniques par nature conservatrices et reposant sur des ressorts racistes, classistes, sexistes. Difficile de balayer ce récit d’un revers de la main ; il est vivant et il importe de le combattre en tant que tel, de l’analyser, le comprendre et en exposer les mécanismes.