10 juillet 2024 | Temps de lecture : 6 minutes

Sport, médias et patriarcat, un tiercé encore gagnant

Il est de coutume ces dernières années (et même décennies), de partir d’un fait divers pour illustrer un phénomène politique de fond. Nous avons largement traité ce réflexe journalistique, coincé dans le temps présent (notamment ici).

Ce que nous vous proposons ici, c’est de partir d’une séquence, du traitement d’un fait divers, pour essayer de comprendre ce qui ne va pas avec le traitement médiatique.

capture interview canal Florian Grill
le président de la fédération au micro de Canal.

L’affaire

N’en déplaise aux amateurs de l’ovalie, la période est faste pour l’équipe de France, surtout dans la rubrique des faits divers. La fédération française de rugby vient de gérer le cas Melvyn Jaminet. Reprenons : l’arrière du RC Toulon, titulaire du XV de France diffuse une vidéo de lui où il profère des horreurs racistes. La fédé tranche dans le vif et le vire de l’équipe de France sans traîner, un point pour elle.

À peine l’affaire fut-elle gérée par les dirigeants du rugby français qu’une autre arrive. Il ne s’agit pas de minimiser la violence des propos de Jaminet, mais l’affaire qui vient est autrement plus grave : deux autres titulaires du XV de France viennent d’être interpellés en Argentine pour une agression sexuelle aggravée. Ça s’appelle un viol.

Forcément, ce genre d’affaire attire les médias. Alors comment la fédération va-t-elle gérer ce cas ? Et bien, ni une ni deux, le président de la FFR Florian Grill prend l’avion. Et le lundi soir, après avoir échangé avec le sélectionneur, il donne une conférence de presse à l’hôtel.

Le discours de Florian Grill

Et c’est ce discours qui va nous intéresser. En voici, une retranscription :

«Si les faits sont avérés, ils sont incroyablement graves. Il faut avoir une pensée pour la jeune femme. C’est à l’inverse de tout ce que le rugby est, de tout ce que le rugby fait, de tout ce que le rugby construit, de ce que font les 2000 clubs amateurs qui font vivre le rugby au quotidien, maintenant je n’ai aucun détail, il faut laisser l’enquête, qui est nécessaire, se dérouler

Ça fait un an qu’on explique et je pense que c’est vrai, que le rugby ne transforme pas que les essais, mais transforme les personnes, bon bah potentiellement…

Plus que potentiellement, s’agissant de Melvyn, il y a des faits avérés qui nous ont amenés à prendre des décisions immédiates. Concernant les deux joueurs, il y a une enquête en cours, donc on va réserver les résultats de l’enquête. Mais oui c’est catastrophique pour le rugby, pour ce qu’il incarne, pour ce qu’il est censé incarner.

Mais je veux dire à nouveau, s’agissant des deux joueurs, il y a une enquête en cours et que le rugby c’est pas ça, c’est vraiment pas ça. »
https://x.com/CanalplusRugby/status/1810633875057742041

Un peu plus tard, il ajoute, dans un extrait qui n’est pas dans la vidéo :

«Le rugby est anecdotique, tout le reste est accessoire. L’enchaînement est dramatique.»

Ce discours dit beaucoup de choses, attardons nous dessus. Tout d’abord, précisons qu’il est plus ou moins improvisé et ça c’est un détail important. Florian Grill semble sincèrement ému (ne doutons pas de toutes les émotions), mais aussi très fatigué. Ainsi, il livre quelques répétitions, quelques hésitations. Et ça aussi, ça raconte quelque chose.

Le discours est construit ainsi :

  1. D’abord, la victime
    Ce n’est pas un détail, en tant que président de la FFR, il est là pour représenter les intérêts de sa fédération. Il recentre le débat sur la victime en premier.
  2. Transformer les essais
    Il va avoir une phrase qui mérite d’être mise en lumière : « Le rugby ne transforme pas que les essais, il transforme les personnes ». Ceci est un narratif, un gimmick extrait d’une profession de foi. C’est une formule qu’on pourrait retrouver dans la bouche d’un éducateur qui parle aux enfants.
    Ici, cette phrase va avoir le sens inverse, quasiment un acte manqué : le rugby transforme les personnes, y compris des hommes en violeurs. Il semble accablé en disant cela, et ne finit pas sa phrase.
  3. Les valeurs du rugby
    Mais, Grill va reprendre le dessus et rebondit sur l’affaire Jaminet. Il a alors la formule « c’est catastrophique », parlant de l’image du rugby français, dont il prétend incarner des valeurs aux antipodes de ces deux affaires.
  4. Laissez la police faire son travail
    Enfin, il termine sur un rappel, pour la forme, que l’enquête est en cours. C’est une formule convenue, il n’a de toute façon aucun accès au dossier d’instruction et n’a aucune légitimité pour parler de droit.
capture article florian grill c'est catastrophique
Le titre de l’article de RMC sport

Ce texte très court dit beaucoup de choses, mais les médias généralistes ne vont retenir qu’une seule formule « c’est catastrophique ». Cette formule sera reprise partout, y compris les chaînes d’infos continue. Remise dans son contexte, elle met en lumière une priorisation, la victime est reléguée derrière les intérêts du rugby. Cette reformulation du propos participe à une inversion des valeurs, on comprend alors que Florian Grill, le plus haut responsable de la discipline est accablé par ce drame : il perd deux de ses joueurs et l’image du rugby va en pâtir.

Pas de chance !

Ce n’est pourtant pas exactement ce qu’il dit, quand il conclut plus tard que le sport est secondaire dans cette histoire. Florian Grill est ici dans son rôle. Pourtant si il prend soin de bien formuler les choses dans l’ordre, les médias sportifs puis généralistes en détournent la teneur et réagencent le propos.

L’impensé : le patriarcat

Et cette pratique en dit beaucoup sur les imaginaires en action et la façon dont ces affaires de violences sexistes et sexuelles s’articulent dans un grand récit.

Pour le président de la FFR, il faut penser à la victime en premier, pour les médias, l’image du rugby est entachée. Notons tout de même que personne n’est inquiet pour l’image du patriarcat.

Car finalement, c’est un peu ce que suggère le point numéro 2 de notre analyse de texte : lorsque Grill s’égare, il est très amère et sans le dire clairement laisse entendre que le sport de haut niveau (si il parle pour le sien, prenons le pour tous les sports) et ses valeurs de respect ne sont pas un antidote aux comportements racistes, violents, sexistes et homophobes.

Et si Antoine Dupont, le leader de cette équipe, a pris position contre l’homophobie en faisant la couverture du magazine Têtu, le problème de l’homophobie ne disparaît pas. Les valeurs portées, prononcées, brandit par les sportifs ne seraient-elles alors qu’un vœu pieu ? Les paroles sont importantes, mais ne suffisent pas.

couverture tetu
Très bien !

En 2024, c’est une autre affaire de viol en réunion qui a agité le milieu du rugby français. Les mis en cause utilisent une méthode de défense bien connue, le déni :

« Ce n’est pas le procès de rugbymen violeurs, c’est le procès de l’alcool. Tous ces jeunes qui picolent à s’en mettre dans des états pas possibles, voilà la problématique de ce dossier », estime l’avocate Corinne Dreyfus-Schmidt qui défend l’Irlandais Denis Coulson.

Cette affaire, dans le détail des faits, a beaucoup à voir avec celle des deux sportifs en Argentine, en particulier pour la grande violence qui se surajoute à celle du viol stricto-senso (on vous passe les détails). Et devinez quoi ? C’est la même défense que l’un des deux rugbymens interpellés en Amérique du Sud : « elle était consentente ». Une défense prise très au sérieux par ces mêmes médias qui relaient la solidarité entre les joueurs, tous soudés derrière leurs coéquipiers.

La presse française souligne même que l’arnaque est courante dans le pays, on est loin de la solidarité exprimée par Florian Grill, en toute cohérence avec la règle « nous croirons toujours les victimes ». Les médias prennent alors une position remettant en doute la parole de la victime pour laver l’honneur des mis en cause.

Vous aurez noté que les noms deux sportifs mis en cause n’ont pas été cité. Il ne s’agit pas de précautions pour les protéger, eux et leur honneur, mais bien parce qu’il nous semble judicieux ici de mettre en lumière la nature systémique de ces affaires. Elles ne sont pas propres au rugby ; que le président de la fédération se rassure, il n’y est pour pas grand chose.

C’est du patriarcat dont il faudrait donner le nom. Non qu’il exempt les coupables de quelque responsabilité, bien au contraire. Le patriarcat est contenu dans ces images de masculinité toxique bien plus puissantes et ancrées profondément que les valeurs énoncées d’un sport, aussi belles soient-elles.

Et si le patriarcat, en tant que système, s’en sortira moins abîmé que le rugby, c’est qu’il est encore un impensé dans le champ médiatique. D’ailleurs, il n’existe pas dans les représentations mentales des témoins de ces affaires. Si les rugbymens violent c’est qu’ils sont de bons gros fêtards et que parfois ça dérape un peu, surtout pas parce qu’ils appartiennent à l’espèce homo sapiens dont l’organisation sociale repose sur des rapports de domination, dont le patriarcat. Et ça, il serait sage que les discours dominants s’emparent de ce sujet.

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