C’est quoi concrètement l’antifascisme ?
Un thread a attiré notre attention sur Twitter. Il dit beaucoup de choses en même temps, des choses vraies et d’autres moins. En fait, il cristallise des questionnements et un énorme malentendu. C’est donc en toute amitié que nous adressons une réponse à l’auteure de ces posts, dans l’espoir d’apporter de la matière au débat.
Qui sont les soc-dem, qui sont les antifas ?
De quoi parle-t-on ? Pour éviter tout malentendu, reprenons au début. Le thread oppose ici des antifas de rue aux soc-dem, les sociaux-démocrates. Pour ces derniers, gageons qu’il s’agit de la gauche d’appareil, du PS, de la NUPES, des Radicaux etc. Leur particularité est qu’ils ont été au pouvoir et sont donc redevables du travail accompli. Et effectivement, il faudrait avoir la mémoire courte pour évacuer la façon dont un Manuel Valls, trémolos dans la voix, fustigeant l’extrême droite alors qu’elle n’avait qu’une poignée de députés, laissait les préfets réprimer tout mouvement social, y compris antifasciste. Et peu importe que Marine Tondelier n’ai jamais eu de poste à responsabilité, puisque c’est toute un milieu politique qui est visé ici.
C’est un fait.
En revanche, le PS ou EELV, c’est également une base tout aussi soc-dem qui fait le tissu militant et dont une part non-négligeable anime l’antifascisme. Nous parlons ici de militants qui ont un pied ici ou là, agissant par exemple en tant qu’enseignants avec RESF. Ce sont ces militants qui animent des réunions ou des rassemblements d’une douzaine de militants (autant dire très peu et très motivés), en semaine en plein hiver.
Ça aussi, c’est un fait.
En face, « les antifascistes de rue ». Concédons que la formulation est maladroite, mais tout de même, elle est révélatrice d’une certaine perception des choses. En 2008 sort le documentaire Antifas, chasseur de skin réalisé par Marc-Aurèle Vecchione. Ce film va beaucoup marquer les imaginaires. Faisons le point sur l’antifascisme à l’époque : après le 21 avril 2002, les collectifs SCALP/Réflexes entament une réflexion de fond sur la façon de lutter, Nopa publie un magazine. Avec Ras’l’front c’est le cœur de chauffe de l’antifascisme. Nous naissons dans ce contexte là, à la même époque que La horde, pour adapter notre antifascisme aux évolutions de l’époque. Les fafs étaient les premiers sur internet, et comme d’hab’, nous étions à la bourre.
Paradoxalement, quand sort le documentaire, les boneheads n’existent quasiment plus, le phénomène s’est délité au début des années 90, toute une génération passant à autre chose, trouvant une situation stable, partant en prison, etc… Ce que raconte le film est donc une époque révolue. Par contre, une nouvelle génération, celle des identitaires, commence à faire parler d’elle. Mais attention, elle ne patrouille pas dans la rue, elle s’en prend au Quick hallal de Villeurbanne. C’est dans ce contexte que naît Génération Identitaire. Ils vont nous faire le coup des patrouilles dans les métros lillois et lyonnais, mais on ne parle ici que d’actions éclairs, terminées avant que qui ce soit ne réagisse, juste le temps de capturer des images… pour les réseaux sociaux naissants.
Dire que les fascistes ne sont plus violents serait évidemment grotesque. Il suffit de suivre la généalogie du groupe « Les remparts », tout droit issu des identitaires, du GUD et de l’Action Française. En 2024, ils organisent des expéditions dans les rues pour intimider le monde. À Paris, en 2013, ils tuent Clément Méric. Cette dernière décennie a donc entraîné une réponse antifasciste sur le crédo « pas de fascistes dans nos quartiers, pas de quartiers pour les fascistes ». On parle ici d’une réponse localisée.
Sauf que cette dernière décennie a légèrement effacé tout ce qui n’est plus de l’ordre de la riposte physique, et l’emporte désormais en grande partie l’imaginaire de chasseurs de skin, qui s’entraîne au Viet vo dao ou à la boxe thaï rue des Vignoles. Le problème de cet imaginaire est qu’il repose sur la violence, violence qui devient centrale, bouffant absolument tout le reste. Cet « antifascisme de rue » ne produisant que du clash et de la bagarre, il finit par épuiser des générations qui coupent souvent court au bout de quelques années, épuisées par des blessures, des condamnations et parfois la mort.
Parce que oui, ce dont on parle n’est pas anodin ; ils ne font pas semblant en face. L’idée d’un « antifascisme de rue » est problématique dans la mesure où, en fétichisant « la rue », elle efface tout le travail de l’antifascisme que tricotent inlassablement les militants. C’est une dénomination stérile, autant que celle qui dit qu’il faut se former à « l’école de la vie ». C’est aussi passer à l’as tous ceux qui ne peuvent pas participer à des actions d’autodéfense, parce qu’ils peuvent pas arquer, parce qu’ils sont malades… ou trop vieux pour ces conneries. Et… oui, l’antifascisme de rue, c’est quand même généralement un truc de jeunes. Quand on a des enfants, on ressort moins le soir pour aller au carton.
Ajoutons que l’action de rue, véritable concours de testostérone, est aussi sexiste puisqu’elle exclue également les femmes. Nous avons donc ici une pratique antifasciste qui n’a rien d’inclusive et qui repose sur une minorité de militants, loin d’être la réalité du boulot.
Quel antifascisme ?
On en revient à cette question initiale, « c’est quoi l’antifascisme ? ». Proposons une définition : l’antifascisme se définirait comme un ensemble de pratiques politiques qui s’articulent autour de la lutte contre les extrêmes droites. Plus largement, il s’agit de lutter contre tous projets politiques racistes, et donc tous les racismes (antisémitisme, islamophobie, etc..)
Et dans ces pratiques, il en existe une parmi les autres : l’autodéfense. Alors chez les Debunkers, nous sommes tous plus ou moins éclopés, souvent expérimentés dans la bagarre l’opposition frontale avec les fascistes et, ajoutons ce détail d’importance, nous ne sommes pas (ou plus) dans les grandes villes. Par conséquent, l’autodéfense n’est plus une méthode que nous pouvons raisonnablement utiliser. Merci à ceux qui le font quand c’est nécessaire.
Par contre, attention à ne pas tout réduire à cette seule opposition car ce serait passer à côté de ce travail de veille, d’étude, d’analyse des extrêmes droites. Mais aussi cet autre travail de tissage de réseaux et de solidarités, parfois laissé dans l’ombre. On pourrait aussi parler de ceux qui déposent des recours, entament des stratégies juridiques ; parce que le légalisme n’est pas non plus une insulte, c’est une stratégie comme une autre. Il y a également la formation, la culture… Bref, c’est tout ça aussi l’antifascisme, et ça ne se passe pas forcément dans la rue.
Cette connaissance fine des différentes extrêmes droites nous permet déjà de savoir que depuis des années, ces derniers ont beaucoup évolué, et surtout ont développé des stratégies d’agit-prop : faire des belles images, se montrer sympa un jour et intimider le lendemain. Mais plus rien de comparable avec la tactique de bourrins des années 80. Ils organisent désormais des concerts annoncés au dernier moment, des évènements dont ils sont déjà partis avant que qui que ce soit ne soit au courant ou alors ils communiquent après.
Face à ces évolutions stratégiques, tenir la rue relève plus d’une posture qu’autre chose. Les extrêmes droites sont toujours aussi violentes, mais si il y a une réflexion à mener, c’est sur notre façon d’évoluer. Et tout ce milieu fonctionne parce qu’il y a des syndicalistes (nos camarades de Visa par exemple), des militants associatifs et des militants de ces partis soc-dem. L’opposition n’est donc pas très pertinente, mais peu importe. Admettons que nous parlons donc de l’antifascisme du quotidien, avec des pratiques aux prises avec le réel, contre des discours et des postures qui effectivement n’ont jamais réussi à juguler la montée de l’extrême droite (car pour cela, il faudrait l’étudier, la comprendre).
Alors quelle stratégie ?
Revenons à la manifestation du C9M. Elle existe depuis 30 ans. Chaque année, les contre-manifestations ont montré leurs limites, le cortège étant nassé avant même de se former concrètement. La préfecture a toujours anticipé l’affrontement direct, la stratégie de l’opposition directe ne fonctionne pas. Et c’est d’ailleurs aussi cette expérience qui a amené à la tactique plutôt bonne du village antifasciste de 2024.
Nous avons en face de nous un nombre relativement stable de militants violents issus de ces groupuscules. Malgré les coups de force, ils ne font pas le plein et assurent au mieux le renouvellement générationnel (important quand on parle de collectifs étudiants). Malgré les annonces spectaculaires de Darmanin, ces groupes dissouts à plusieurs reprises ne faiblissent pas non plus (il faut connaître là encore leur histoire, les dissolutions étant intégrées dans leur mode de fonctionnement).
Le fait est que l’extrême droite est très forte aujourd’hui en France mais aussi en Europe. Et nous partageons cette immense amertume en voyant défiler des nazillons dans les rues de Paris. Là encore, nous l’avons expliqué, le tribunal administratif autorise toujours les manifestations si le recours est déposé à temps. Les préfectures connaissent ce délai, et ont déposé l’interdiction suffisamment tôt pour que les organisateurs engagent une procédure de référé. Un classique de l’organisation de manifs en fait, la préfecture compte en général sur l’inexpérience des organisateurs pour faire des économies. Rien d’idéologique.
Il n’y a donc rien à attendre de ce côté là, et d’ailleurs, on l’a vu avec leurs sorties aux flambeaux, les fachos font aussi dans la manifestation sauvage.
Donc, quelles perspectives antifascistes aujourd’hui ?
Il n’y a pas de réponse parfaite, ni complète. L’antifascisme ne porte en lui que la lutte contre le fascisme et sert de support pour articuler des visions très différentes. Et c’est là que le bât blesse, car une des raisons de la montée des extrêmes droites réside précisément dans le fait que personne d’autre ne propose de projets de société. Le RN exploite la corde décliniste et les peurs ; nous devrions pouvoir y opposer un projet d’émancipation.
Au lieu de cela, les luttes se sont beaucoup individualisées. La notion de lutte « collective » finit par ne plus signifier grand chose. A l’image de cette femme qui apostrophe le cortège du C9M. Elle est noire, très en colère et assène des vérités. Sacré courage ! Sauf qu’elle est seule et cette colère ne sert qu’à faire une bonne vidéo. Plus pernicieux, le C9M a fait preuve d’un calme olympien là où, il y a quelques années, ils auraient frappé d’abord.
Ces manifestations ont été largement médiatisées, y compris le village antifasciste, où se trouvaient plusieurs collectifs dont Jeune Garde et l’AFA. Est-ce qu’on a laissé faire le C9M ? Oui… et non. Parce que concrètement, pour l’empêcher, il reste quoi à part le napalm ? Les mêmes manifesteront le 10 mai 2025 et le 9 mai 2026, toujours à Paris.
Si l’extrême droite accède au pouvoir, elle aura les mains libres pour son travail de sape de tous nos droits et libertés. La rue sera alors perdue, mais pouvons-nous la gagner juste en les chassant ? La bataille se déplacera sur un terrain institutionnel, constitutionnel, invoquant d’autres compétences et d’autres savoir-faire.
« Alors on fait rien, on les laisse gagner… » Alors en face, on continue ce travail de fourmi et on fabrique du collectif, on construit du lien. Parce qu’au fond ce n’est pas juste du discours. Les injonctions à aller s’interposer ne produisent rien si ce n’est un sentiment d’isolement (nous partîmes 100… ) et d’impuissance.
Et ça passera sûrement par s’interposer un jour, aller voter le lendemain (si le cœur vous en dit), faire une maraude un autre jour et protéger une librairie. Mais rappelons-nous quand même que l’antifascisme, c’est aussi construire un imaginaire et c’est là que l’on peut proposer autre chose que l’hyper violence qui ne fait d’ailleurs pas recette. D’ailleurs, l’aspect pervers est que notre propre violence se retourne toujours contre nous, et le milieu antifasciste n’y coupe pas.
Ce qu’il faut ici, c’est créer du lien, c’est continuer à tisser des solidarités. L’antifascisme est un monde vivant qui n’existe que par ceux qui le font vivre. Il n’y a pas d’antifascisme de rue, seulement des pratiques qui s’imposent à un moment. Nous, antifascistes, agissons sur différents tableaux, selon les moments et les besoins, mais surtout les capacités. Il est nécessaire de prendre tout ça en compte pour ne pas se faire une idée fausse de ce qu’est l’activité militante.