25 septembre 2018 | Temps de lecture : 8 minutes

« Pour un socialisme douanier ». Le hold-up intellectuel de l’extrême droite sur le discours de Jaurès.

Fausse citation et récupération de personnalités de gauche par l’extrême droite (3)

« Pour un socialisme douanier » est un discours de Jean Jaurès prononcé devant la chambre des députés la 17 février 1894.

Nos amis lecteurs fidèles le savent bien, l’extrême droite tente inlassablement de récupérer des personnalités de gauche. Que ce soit Marx, ou bien Léon Blum. Mais avec une préférence pour Jaurès, qui est en quelque sorte la figure « tutélaire » de la gauche Française.
Depuis plusieurs années se baladent des panneaux ou des articles tentant de faire passer des idées à Jaurès. Marion anne perrine le pen avait déjà tenté le hold up intellectuel dès 2011.

Jaurès "extrait du discours sur le capitalisme douanier"
Jaurès « extrait du discours sur le capitalisme douanier »

Or nous allons le voir, c’est une tentative complètement manipulatoire. 

1) Les différentes tentatives et leurs objectifs

  • Tout d’abord, certains politiciens (ici Dupont Aignan) s’en servent pour justifier leur propre doxa politique.
Jaurès Dupont gnan gnan
Jaurès Dupont gnan gnan

C’est une classique figure de sophisme rhétorique dite de « l’Argument d’autorité« :

L’argument d’autorité consiste à invoquer une autorité lors d’une argumentation, en accordant de la valeur à un propos en fonction de son origine plutôt que de son contenu.

Au passage, Dupont Aignan en profite pour « glisser » une deuxième citation de Jaurès, relevant, elle aussi, du même type de sophisme « d’argument d’autorité ». Il affirme que Jaurès aurait dit que (là aussi fausse citation très classique sur les sites de la fachosphère):

« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène. »

Sauf que D.A. change la citation à son avantage car la réelle citation n’est pas celle-ci. En fait la voici in extenso:

« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »

C’est dommage de tronquer les citations ainsi M. Dupont Aignan!

En voici une qui vous correspond beaucoup mieux, issue du même article:

 « misérables patriotes qui, pour aimer et servir la France, ont besoin de la préférer. »

 

  • Ensuite, la récupération de l’extrait peut-être une vulgaire tentative de propagande pour un parti (en l’occurrence chez « la gauche m’a tuer », un appel pour voter FN/RN)
Jaurès LGMT appel à voter FN
Jaurès LGMT appel à voter FN
  • Et au passage, on voit une autre tendance de ces sites qui ont de faire passer des expressions et « mots valises » issus du discours typique de l’extrême droite. Comme celui ci: « bibliothèque de combat ».
Jaurès biblio de combat
Jaurès biblio de combat

Ou encore « inform’action » (faux site de gauche, vrai site d’extrême droite):

Jaurès inform'action
Jaurès inform’action

« Capital apatride », « gauche moderne dégoulinante de bien-pensance » … On voit de suite où l’on se trouve!

  • « Inform’Action » qui se paye également le luxe de tenter une liaison entre le grand Jaurès, vrai penseur de gauche, vrai intellectuel, vrai humaniste, mort comme il a vécu, par de misérables pseudos intellectuels d’extrême droite, des auteurs de bouses immondes vivant de la pauvreté de leurs opinions (« pensée » serait un bien trop grand mot pour eux). Alors faute d’intellectuels à leur botte, ils tentent une récupération:
Jaurès inform'action Lugan Juvin
Jaurès inform’action Lugan Juvin

Sur le mode de tout se vaut, c’est pareil, ces misérables tentent de mettre au niveau de Jaurès des auteurs racistes d’extrême droite comme Juvin ou Lugan!
Misérable tentative!

  • Et enfin, très récemment, on trouve différent articles qui s’appuie sur ce texte pour justifier le brexit et une démolition de l’UE. UE éminemment critiquable, certes, mais qu’on y mêle pas les analyses de l’extrême droite!). Au passage, on notera dans ce gloubi boulga la fausse référence à Marx!
Jaurès Brexit deus vo guard
Jaurès Brexit deus vo guard

 

Or on sait très bien que JUSTEMENT ces analyses sont fausses. Discours pourtant largement partagé en France.

Mais qu’en est il de cette fameuse citation au final???

2) La réalité de la vraie fausse citation de Jaurès

Comme nous l’avions fait pour la fausse citation de Churchill sur « les antifascistes de demain », nous avons contacté un spécialiste de la pensée de Jaurès. Sa réponse a été pour le moins… EXHAUSTIVE !!! Au point, qu’il nous a mâché le travail! Nous pouvons donc citer intégralement la réponse de Jérôme Pellissier, du site http://www.jaures.eu. Que nous remercions bien chaleureusement pour le temps qu’il a bien voulu nous consacrer!

Bonsoir,

Je tente de répondre à votre demande.

Le discours existe, il n’est pas une invention.
En revanche, le titre « Pour un socialisme douanier » n’est pas de Jaurès, qui ne titrait pas ses discours à la Chambre !

Sur le fond :

Le passage archi-cité (plus bas en rouge) par les capitalistes protectionnistes arrive peu de temps après un autre passage (en bleu ci-dessous) où Jaurès explique que le socialisme refuse aussi bien le libre-échangisme que le protectionnisme.

Ne garder que le petit passage souvent cité fait en revanche croire que le socialisme de Jaurès est un protectionnisme, ce qui est donc mensonger. Ajoutons que le passage cité est suivi également par d’autres propos, rarement cités, où Jaurès demande que le produit des taxes que le Gouvernement met sur l’importation des produits agricoles soit entièrement dévolu à assurer aux travailleurs agricoles un salaire minimum (cf en vert).

Bref, le petit passage seulement cité permet de vider ce discours de Jaurès de sa complexité et de sa richesse pour gommer tout le socialisme et ne garder qu’une sorte de citation tronquée nationalo-protectionniste.

Jaurès :
« L’honorable M. Méline lui‐même déclarait l’autre jour qu’en proposant des tarifs de douanes il n’entendait pas contester le principe de la concurrence internationale, qu’il entendait seulement en atténuer, en modérer les effets. À ce point de vue, entre libre‐échangistes et protectionnistes, il n’y a qu’une différence, à nos yeux, secondaire. Les libre‐échangistes veulent respecter le jeu absolument libre de la concurrence internationale ; ils veulent laisser toute son ampleur au marché universel. Ils sont patriotes mais ils estiment que ce groupement historique qui s’appelle la patrie, qui a d’autres et de très nobles objets, ne doit pas intervenir dans les échanges d’homme à homme, pas plus que dans les échanges de peuple à peuple.

Les protectionnistes, au contraire, sans contester le principe même de la concurrence entre les nations, estiment que la patrie n’est pas seulement une unité historique et une personne morale, mais qu’elle a le droit, dans une certaine mesure, de réagir sur le marché universel.

Il y a entre vous cette communauté, c’est que vous acceptez tous que dans l’ordre de la production la loi même de la vie c’est l’universelle bataille. Seulement, pour les libre‐échangistes, c’est la planète tout entière qui est le champ de bataille ; et les protectionnistes veulent, par des barrières douanières plus ou moins élevées, tracer dans ce champ de bataille universel, sans supprimer cependant la mêlée des peuples et des races, presque autant de champs de bataille distincts qu’il y a de nations distinctes.

Mais pour nous qui voulons supprimer le combat lui‐même, pour nous qui voulons, en supprimant l’appropriation individuelle des moyens de production et d’échange, supprimer toute concurrence aussi bien intérieure qu’extérieure, vous entendez bien, sans que j’aie besoin d’insister davantage, que la protection et le libre échange sont des phénomènes relatifs et provisoires comme la société elle‐même dont nous préparons la disparition. (Exclamations au centre. Applaudissements à l’extrême gauche.)

Nous ne sommes donc liés par nos principes ni à la protection ni au libre échange ; et j’ajoute que nous sommes également servis par l’un et par l’autre. Lorsque l’un et l’autre ont produit leurs conséquences naturelles et extrêmes, lorsque la concurrence universelle exaspérée, que respecte le libre échange, a créé ou aggravé l’inégalité des fortunes, lorsqu’elle a accumulé dans un pays ou dans une partie de la production de ce pays les mécontentements et les ruines, et lorsque, à son tour, le protectionniste est discrédité ou usé par l’impuissance, par l’inefficacité de ses demi‐mesures, qui sont le plus souvent des contradictions sans être des remèdes, alors apparaît naturellement et nécessairement la solution socialiste. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

[…]

Oui, nous devons protection au petit propriétaire cultivateur, au métayer obéré, au fermier dans la peine. Et voici pourquoi, au point de vue socialiste, je ne me sens pas gêné de leur accorder une protection. C’est parce que pour ceux‐là, comme je le disais tout à l’heure, la forme même du salaire c’est le prix du produit, et quand nous leur assurons une rémunération équitable des produits, nous assurons à ces ouvriers de la démocratie rurale le minimum de salaire que nous réclamons pour la démocratie ouvrière.

Et de même, nous protestons contre l’invasion des ouvriers étrangers qui viennent travailler au rabais.

Et ici il ne faut pas qu’il y ait de méprise ; nous n’entendons nullement, nous qui sommes internationalistes… (Rumeurs et interruptions sur divers bancs.)

Vous entendez bien que ce n’est pas nous qui voulons éveiller, entre les travailleurs manuels des différents pays, les animosités d’un chauvinisme jaloux ; non, mais ce que nous ne voulons pas, c’est que le capital international aille chercher la main‐d’œuvre sur les marchés où elle est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas. (Applaudissements.)

C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que nous voulons protéger la main‐d’œuvre française contre la main‐d’œuvre étrangère, non pas, je le répète, par un exclusivisme d’esprit chauvin, mais pour substituer l’internationale du bien‐être à l’internationale de la misère. (Applaudissements à l’extrême gauche. Mouvements divers.)

Mais alors, messieurs, quand j’examine la démocratie rurale, sous quelle forme les travailleurs du dehors viennent‐ils faire concurrence, à des prix dépréciés, aux petits propriétaires, aux petits cultivateurs, aux métayers, aux fermiers ? C’est sous la forme même des produits agricoles, lorsque, dans l’Inde par exemple, un hectolitre de blé a été produit par des salariés qui ne touchent que des salaires dérisoires de 20 ou 55 centimes par jour.

Je dis que lorsqu’on vient acheter sur le marché français des produits agricoles, du blé par exemple, qui ont été obtenus par des travailleurs réduits à un salaire dérisoire, c’est exactement comme si on jetait dans les campagnes de France, pour faire concurrence à nos paysans, les ouvriers qui, au dehors, travaillent à des salaires dépréciés. Et voilà pourquoi, pour ma part, je ne me refuse nullement à protéger l’ensemble de la production agricole ; mais j’ajoute : à condition – et vous vous y êtes engagés vous‐mêmes – que, par des mesures complémentaires, vous assuriez à la démocratie rurale, à ceux qui travaillent véritablement, le bénéfice exclusif de cette mesure.

Voilà pourquoi, lorsque vous aurez voté les surtaxes que vous préparez nous viendrons vous demander d’en assurer directement le bénéfice aux travailleurs des champs.

Vous nous dites qu’ils en bénéficieront indirectement ; eh bien, nous ne voulons pas nous occuper d’eux d’une façon indirecte, par des ricochets toujours problématiques et incertains. Puisque vous prenez, dans l’intérêt de la propriété rurale, des mesures directes, nous vous demanderons de prendre des mesures directes dans l’intérêt des travailleurs ruraux ; nous vous demanderons de leur assurer un salaire minimum. »

Enfin, dernier point : un peu plus tard dans ce même discours, Jaurès précisera une fois de plus que le protectionnisme des capitalistes montre la maladie qu’est le capitalisme, puisque ce protectionnisme est rendu nécessaire pour tenter sans arrêt d’éviter que le capitalisme n’aboutisse au chaos social, conséquence logique de la guerre de tous contre tous qu’il organise.

Jaurès : « Mais c’est précisément parce que les protectionnistes ne sont pas des socialistes qu’ils nous donnent une plus grande force. Comment ! ils reconnaissent les principes essentiels de la société actuelle. Ils reconnaissent qu’elle a pour principe l’initiative individuelle, la propriété individuelle et la libre concurrence des producteurs contre les producteurs, et ils sont obligés, cependant, pour empêcher cette société d’aboutir à des cataclysmes et à des désastres, de suspendre eux‐mêmes, de contrarier eux‐mêmes l’effet des lois qu’ils reconnaissent d’ailleurs comme excellentes et nécessaires. C’est la condamnation de la société actuelle prononcée non par ceux qui pensent comme nous, mais, chose plus importante, par ceux qui parlent contre nous. (Applaudissements à l’extrême gauche.) »

Bien cordialement,
Jérôme Pellissier, site http://www.jaures.eu

CONCLUSION

L’équipe des Debunkers ne saura mieux dire que M. Pellissier sur le sujet:

Bref, le petit passage seulement cité permet de vider ce discours de Jaurès de sa complexité et de sa richesse pour gommer tout le socialisme et ne garder qu’une sorte de citation tronquée nationalo-protectionniste.

CQFD

PS: A nouveau, notre équipe tiens à remercier M. Péllissier pour sa riche réponse qui nous a permis de balayer largement le sujet.

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