08 octobre 2023 | Temps de lecture : 19 minutes

Rocard et la « misère du monde ». Quand la « gauche » fait de l’extrême droite

La « gauche » a t’elle parfois des arguments et des politiques de droite, voire d’extrême droite?
Les exemples sont malheureusement très nombreux et dans cet article nous allons traiter d’une phrase « fameuse » prononcée le  à l’émission 7 sur 7, le Premier ministre Michel Rocard (PS) déclare que « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde… ».
Phrase fameuse parce que depuis elle est invariablement reprise par la droite et l’extrême droite la reprenne inlassablement pour justifier la chanson anti immigrée sur l’air « si un politique de gauche le dit, c’est que c’est vrai ». Phrase malheureuse, car elle devient le justificatif de politiques inhumaines, économiquement et socialement ineptes et servant de cache sexe au racisme.
Par un exemple actuel voyons voir ce que cette phrase a connu comme développement, jusqu’à aujourd’hui, et ses évolutions parfois surprenantes.

 

Le  à l’émission 7 sur 7, le Premier ministre Michel Rocard (PS) déclare que « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde… ».

C’est une déclaration surprenante qui est à remettre dans un certains contexte politique. Politique et surtout bassement électoraliste. Elle illustre la valse hésitation de la gauche sur le sujet de l’immigration. Pire encore elle illustre une tendance à faire la politique que préconise une partie de la droite Pasquaienne la plus dure ou celle du FN dirigé à l’époque par Jean Marie le Pen.
En 1981, Mitterrand arrive au pouvoir et lance une série de mesures adoucissant le sort des étrangers en situation irrégulière, le résultat du « Programme Commun » et d’une alliance entre PCF et PS.
Pourtant, le ver est déjà dans le fruit car dans les années 80, tout autant que des années plus tard pour le PS; le PCF adopte une ligne populiste « nationale communiste » aux relents racistes. Exit la lutte de classe, bonjour l’interclassisme que l’on retrouve à la FI aujourd’hui. Et quand il s’agit de relents racistes, on n’est pas déçu avec la ligne Marchais de l’époque. Un festival d’essentialisation, de notions sociologiques et économiques ineptes qui amènerons sur un plateau les thèses de l’extrême droite lepéniste quelques années plus tard:

Malheureusement, la leçon n’a pas servie au PCF, puisque sous l’influence de la ligne Roussel, on peut voir que ce parti revient à ses vielles lunes ineptes.

Dans les années suivantes, le FN puis le RN apporterons régulièrement leur secours à cette ligne en la défendant. Ainsi ils s’assurent le concept « ni droite, ni gauche », ils laissent ainsi infuser l’idée que le FN défendrait des « idées de gauche ». Si on pousse le raisonnement au bout, ce n’est pas nouveau. Le fascisme et le nazisme ont tenté eux aussi cette acrobatie de se prétendre de gauche, d’où des programmes sociaux violemment racistes, voire menant au génocide.
Les « nationaux bolcheviks » ont tenté la même approche.

Voyons dans un premier temps le contexte historique de cette phrase suicidaire politiquement de Michel Rocard, ainsi que la façon dont Rocard a tenté de la retourner pour la rendre plus acceptable au vu du tollé et de la récupération suscitée.
Ensuite, nous verrons son utilisation actuelle, en particulier la façon dont elle est récupérée par le président Macron. Puis nous conclurons sur la dénonciation de Thomas Porte, qui a justifié cet article, ainsi qu’une conséquence inattendue aperçue dans le grand combat politique sur les réseaux sociaux, et sur twitter en particulier.

I)Vision de l’immigration sous Mitterrand jusqu’à Rocard (et un peu après)

Quasi absente du débat politique pendant les Trente Glorieuses, l’immigration est parmi les premiers dossiers à retenir l’attention du président Giscard d’Estaing qui, dès son élection en 1974, interrompt les flux migratoires non européens dans l’espoir d’améliorer le marché de l’emploi. Sur l’avis du Conseil d’État, les regroupements familiaux reprendront, conformément aux obligations de la France en tant que signataire de la Convention européenne des droits de l’homme.

Cependant, à partir de 1977, le gouvernement multiplie les efforts non seulement pour bloquer toute nouvelle immigration de main-d’œuvre non européenne mais aussi pour inciter ou forcer le rapatriement d’immigrés installés déjà en France, parmi lesquels les Algériens sont les premiers ciblés. C’est l’époque de l’aide au retour, conçue pour encourager les immigrés à repartir dans leur pays, des projets de loi Bonnet-Stoléru visant à faciliter le rapatriement forcé de travailleurs immigrés sans emploi, et des expulsions administratives de jeunes délinquants étrangers, surtout algériens.

À gauche, pour démontrer sa solidarité avec les ouvriers français qui constituent le noyau de sa base électorale, le Parti communiste tente de freiner l’accès des immigrés aux cités de HLM des municipalités de banlieue où le Parti a ses fiefs. À la veille de Noël 1980, le maire communiste de Vitry, Paul Mercieca, avec le soutien de Georges Marchais et du Comité central du PCF, fait bloquer à l’aide d’un bulldozer l’installation à Vitry de trois cents travailleurs maliens transférés de la commune voisine de Saint-Maur.

Taxé de racisme, Paul Mercieca renvoie l’accusation contre le maire giscardiste de Saint-Maur, qu’il juge coupable d’un « coup de force raciste » en raison de son rôle dans le transfert des Maliens de Saint-Maur à Vitry. Deux mois plus tard, le maire communiste de Montigny-lès-Cormeilles, Robert Hue, sera à son tour accusé de racisme à la suite de sa dénonciation d’un Marocain soupçonné de trafic de drogue. À quelques mois de la présidentielle de 1981, des calculs électoraux dont les immigrés font les frais sont clairement présents dans des escarmouches locales. Et comme nous l’avons vu plus haut, ce thème est au centre de polémiques populistes racistes dont le PCF se fait alors le chantre.
Mais ce thème de l’immigration reste pourtant secondaire lors de l’élection présidentielle, puis législative de 1981.
Le FN n’obtiendra même pas les 500 signatures pour permettre à JM Le Pen de se présenter.

En 1981, François Mitterrand est élu président de la République. L’élection de François Mitterrand en 1981 change la donne. Le nouveau président de la République veut présenter une autre politique vis-à-vis des immigrés. Plusieurs membres fondateurs du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) sont appelés dans les cabinets ministériels. Le nouveau gouvernement socialiste procède à une régularisation massive d’environ 130 000 étrangers en situation irrégulière, assouplit les conditions de séjour des immigrés en annulant la loi Bonnet et supprime la prime d’aide au retour.

Néanmoins, cette politique connaît un revirement à partir de 1983. La montée du Front national et le retour des thématiques migratoires dans le discours politique conduisent les gouvernements Mauroy puis Fabius à durcir les contrôles et les vérifications d’identité afin de combattre l’immigration clandestine.

Au cours de l’hiver 1982-1983, l’industrie de l’automobile est touchée par une vague de grèves où les travailleurs immigrés sont particulièrement en vue. Exaspérés par ces troubles dans un secteur phare de l’économie nationale, des ministres socialistes affirment, sans avancer la moindre preuve, que les grévistes agissent sur la base de motivations islamistes qui sont fondamentalement étrangères à la France. Selon le Premier ministre, Pierre Mauroy, les travailleurs immigrés chez Renault:

« sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec la réalité sociale française».

Mauroy les traitera même de « moudjahidines »

Le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, affirme plus spécifiquement qu’« il s’agit d’intégristes, de chi’ites », des termes qui viennent d’émerger dans le vocabulaire politique en France suite à la révolution islamiste menée par l’Ayatollah Khomeiny en Iran en 1979. Les Iraniens – chi’ites pour la plupart – sont en fait peu nombreux en France, où la majeure partie des musulmans (travailleurs immigrés maghrébins et africains assortis de leurs familles) sont des sunnites qui n’ont aucun lien avec les mouvements anti-occidentaux évoqués par Gaston Defferre. Certes, les socialistes se montreront dans leur ensemble beaucoup mieux disposés que la droite envers les minorités immigrées. Il n’en reste pas moins que, par le biais de ces déclarations faites en janvier 1983, des ministres socialistes se distinguent comme les premiers politiciens de marque à stigmatiser les appartenances islamiques, réelles ou présumées, d’une importante part des populations immigrées.
Un thème qui sera amplement repris dans les années à venir par d’autres partis, notamment le FN, dans d’interminables débats sur « l’identité nationale ». Cette attitude contraste avec l’accueil très favorable fait aux jeunes issus de l’immigration qui manifestent lors de la Marche contre le racisme et pour l’égalité qui arrive le 3 décembre 1983 à Paris. Certains sont même reçus par le président de la République, François Mitterrand.

La médiatisation des mouvements sociaux dans l’industrie de l’automobile se mêle à un débat croissant sur le thème de l’immigration qui, pendant la campagne pour les élections municipales de mars 1983, deviendra un enjeu clé dans la lutte entre Gaston Deferre et Jean-Claude Gaudin pour la mairie de Marseille, ainsi que dans bien d’autres villes, telles que Dreux. Le scrutin se soldera par une lourde défaite pour la gauche.

17 juin 1984 : après des scores honorables aux cantonales de 1982 et aux municipales de 1983, le Front national surprend aux élections européennes en rassemblant 10,95% des suffrages. Un succès qui lui permet d’envoyer dix élus au Parlement européen, dont Jean-Marie Le Pen. 

17 juillet 1984, la loi 84-622 instaure un titre de séjour unique d’une durée de dix ans, dissocié du titre de travail. Dans le même temps, le gouvernement propose à nouveau une aide à la réinsertion des travailleurs étrangers dans leur pays d’origine.

16 mars 1986 : le scrutin proportionnel mis en place pour les législatives permet au FN de faire siéger 35 députés à l’Assemblée nationale, parmi lesquels Yann Piat, Jacques Bompard, Bruno Gollnisch, Roger Holeindre, Jean-Marie Le Pen, Jean-Claude Martinez et Bruno Mégret.

À la suite des élections législatives de 1986 et durant la cohabitation de 1986-1988, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua (RPR), fait adopter par le Parlement la loi N° 86-1025 du 9 septembre 1986, dite lois Pasqua-Debré, relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, qui restreint l’accès à la carte de résident et facilite les expulsions d’étrangers en situation illégale. Le , l’expulsion de 101 Maliens déclenche une vague de protestations.

Après la vague d’attentats de 1986, le gouvernement Chirac suspend tous les accords de dispense du visa d’entrée et rétablit l’obligation du visa d’entrée pour les ressortissants de la totalité des États du monde, à l’exception de ceux de la Communauté européenne, de la Suisse, du Liechtenstein, de Monaco, de Saint-Marin et du Saint-Siège. L’accord européen sur le régime de circulation des personnes entre les pays membres du Conseil de l’Europe et celui relatif à la suppression du visa pour les réfugiés furent suspendus par la France. Outre le visa d’entrée, la France imposa, via une circulaire non publiée du , un visa de sortie que les étrangers résidant en France devaient demander pour voyager.

En 1988, l’Office national d’immigration devient l’Office des migrations internationales, dont les attributions seront reprises en 2005 par l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM).

En 1989, à la suite de la réélection de François Mitterrand et à la dissolution de l’Assemblée nationale, la loi Pasqua est en partie adoucie. Le gouvernement crée le Haut Conseil à l’intégration, organisme consultatif.

Aux élections présidentielles de 1988, le FN obtient 14,39% des voix. Le PCF s’effondre à 6,76%.

Aux élections législatives de 1988, le FN obtient 9,86% des voix et donc aucun député.

Aux municipales de mars 1989, le FN obtiendra 2,53% des voix. Mais remonte aux européennes de juin 1989 à 11,73%.

À la rentrée scolaire 1989, l’affaire des « foulards islamiques » au collège de Creil tourne à la vindicte des étrangers, et la droite et l’extrême droite profitent de la confusion entourant la polémique. C’est alors dans ce contexte que le à l’émission 7 sur 7, le Premier ministre Michel Rocard (PS) déclarera que « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde… ». Une semaine plus tard, François Mitterrand ajoute que le « seuil de tolérance » des Français à l’égard des étrangers « a été atteint dans les années 70 ».

En , après la tirade de Jacques Chirac sur « le bruit et l’odeur » des immigrés, le gouvernement (socialiste) d’Édith Cresson envisage la mise en place de charters collectifs. Une grève de la faim est organisée par des déboutés du droit d’asile dans l’église Saint-Joseph, à Paris.

II)La « petite phrase » franchement suicidaire de Rocard et ses héritiers

1)Les revirements de Rocard

Le 26 septembre 2009, dans une intervention pour le 70ème anniversaire de la Cimade, Michel Rocard revient sur sa « petite phrase »:

Chers amis, permettez-moi, dans l’espoir, cette fois-ci, d’être bien entendu, de le répéter : la France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde. […] Que nous ne puissions à nous seuls prendre en charge la totalité de la misère mondiale ne nous dispense nullement de devoir la soulager autant qu’il nous est possible.

Il y a vingt ans, venu participer en tant que Premier ministre au cinquantenaire de la Cimade, j’ai déjà voulu exprimer la même conviction (1). Mais une malheureuse inversion, qui m’a fait évoquer en tête de phrase les limites inévitables que les contraintes économiques et sociales imposent à toute politique d’immigration, m’a joué le pire des tours : séparée de son contexte, tronquée, mutilée, ma pensée a été sans cesse invoquée pour soutenir les conceptions les plus éloignées de la mienne. Et, malgré mes démentis publics répétés, j’ai dû entendre à satiété le début négatif de ma phrase, privé de sa contrepartie positive, cité perversement au service d’idéologies xénophobes et de pratiques répressives et parfois cruellement inhumaines que je n’ai pas cessé de réprouver, de dénoncer et de combattre. […]

Si j’ai été compris à l’inverse de mes intentions il y a vingt ans, c’est qu’à cette époque une très large partie de la classe politique et de l’opinion françaises, de droite à gauche, s’était laissé enfermer dans le paradoxe consistant à obéir aux injonctions xénophobes de l’extrême droite sous prétexte de limiter son influence. […] Le résultat en est que les vingt années écoulées ont été marquées par le développement d’une réglementation européenne sur l’entrée et le séjour des migrants fondée sur une vision purement sécuritaire. […]

Problème: même 20 ans après, ce n’est pas ce qu’il a réellement dit.


Déjà en 1996, dans le Monde, il tente de se disculper en déclarant:

LA FRANCE ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part.

Prononcée par moi en 1990, la première partie de cette phrase a eu un destin imprévisible. Elle soulignait les limites inévitables que les circonstances économiques et sociales imposent à toute démarche d’immigration, et cela d’autant plus qu’on veut la conduire dignement. Ce rappel des contraintes pesant sur les responsables politiques a été perversement interprété comme un ralliement à une doctrine d’immigration zéro qui n’a jamais été la mienne et qui serait aussi irréaliste pour la France que dangereuse pour son économie.

Au point qu’aujourd’hui cette phrase, prononcée à l’époque devant les militants et amis de la Cimade, auditoire non suspect de xénophobie, est séparée de son contexte et sert de caution tous azimuts pour légitimer l’application, sans aucune considération des droits de la personne humaine, des impitoyables lois Pasqua de 1993, qui doivent être abrogées tout comme mon gouvernement avait fait abroger la loi Pasqua de 1986.

On ne trouve aujourd’hui nulle trace de cette deuxième partie de phrase. A l’époque, son gouvernement menait une politique hostile à l’immigration, traquant clandestins et faux demandeurs d’asile. Ce qui est certain, en revanche, c’est que Michel Rocard a bien affirmé publiquement que:

« la France ne peut accueillir toute la misère du monde »

sans rien ajouter derrière et ce à au moins trois reprises.
Trois reprises? Oui.

Le 13 décembre 1989, il déclare ainsi à l’Assemblée nationale :

«Puisque, comme je l’ai dit, comme je le répète, même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique.» Et précise les moyens en question : «Renforcement nécessaire des contrôles aux frontières», et «mobilisation de moyens sans précédent pour lutter contre une utilisation abusive de la procédure de demande d’asile politique».

Le 7 janvier 1990, devant des élus PS originaires du Maghreb, il récidive:

« Aujourd’hui je le dis clairement la France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme :  » nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde ». Le temps de l’accueil de main d’œuvre étrangère relevant de solutions plus ou moins temporaires est donc désormais révolu. »

Et comme nous l’avons vu plus haut, le contexte est une montée du racisme et des scores de l’extrême droite. On peut donc affirmer sans trop de craintes que la phrase est donc prononcée dans un but purement électoraliste. Ce qui n’excuse en rien celle-ci. Et au contraire montre les limites de l’exercice: « faire une politique un petit peu raciste pour empêcher les « vrais » racistes de monter électoralement. »

2)Les héritiers

a) Sarkozy

A tout seigneur, tout honneur. Il est bien évident que le premier à avoir été très friand de cette formule qui lui permettait de faire passer son programme sécuritaire raciste fût Nicolas Sarkozy. Et pas qu’une fois.

Le 4 juillet 2008, inaugurant ses nouvelles fonctions de Président du Conseil Européen, Nicolas Sarkozy, Président de la République, avait repris la formule rocardienne à la sauce européenne :

« L’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde. ».

Dans son fameux discours sécuritaire le 30 juillet 2010 à Grenoble, Nicolas Sarkozy avait déclaré :

« Je ne reprendrai pas la célèbre phrase de Michel Rocard dans laquelle je me retrouve : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde ». Je dis simplement, c’est un constat lucide. ».

Puis dans une interview télévisée le 16 novembre 2010, Nicolas Sarkozy évoque la fameuse « petite phrase » de Michel Rocard sans préciser le contexte dans lequel il l’avait prononcée.

Candidat à la primaire LR de novembre 2016, Nicolas Sarkozy a encore récidivé dans « L’Émission politique » diffusée en direct le 15 septembre 2016 sur France 2 en répondant à une question de Léa Salamé :

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Ce n’est pas un problème d’humanité, c’est un problème de pragmatisme. L’Europe est le continent le plus généreux au monde, arrêtons de culpabiliser ! ».

b)Sylla/Sapin/Kouchner/Valls

Dans un article du Monde du 25 avril 1996, Fodé Sylla, président de SOS Racisme (excusez du peu) déclare:

« La formule de Michel Rocard sur la « misère du monde » [la France doit savoir en prendre fidèlement sa part…] semble être devenue un point de consensus. Nier cette réalité et accuser de racisme tous ceux qui ne vous suivent pas relève plus du terrorisme intellectuel que de l’action militante. »

En 2011, Michel Sapin reprend la phrase de Rocard dans sa « jolie version » (à partir de 1’12 »):

Puis Kouchner fera de même (à partir d’1’11 »):

En 2012, Valls récidive:

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde et de l’Europe. ». Et il a ajouté : « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous permettre d’accueillir toutes ces populations qui sont souvent des damnés de la Terre, qui sont pourchassés dans leur pays, qui sont discriminés. » La France « prend sa part en matière d’asile, en matière d’insertion, mais le message est clair : c’est la fermeté », a-t-il ajouté.

c)Macron

En novembre 2017, E. Macron reprend Rocard en le citant:

« On ne peut pas accueillir tous les gens qui viennent sur des visas (…) et qui restent après. Donc, après, il faut retourner dans son pays, je vous le dis franchement. Après, on aide les gens quand ils sont malades, mais je ne peux pas donner des papiers à tous les gens qui n’en ont pas. Sinon, comment je fais après avec les gens qui sont déjà là et qui n’arrivent pas à avoir un travail ? Il faut protéger les gens très faibles qui sont en insécurité chez eux, mais si vous n’êtes pas en danger dans votre pays, il faut retourner dans votre pays. Au Maroc, vous n‘êtes pas en danger. La France est un pays qui est généreux et fait respecter le droit d’asile et l’accueil de ceux qui sont fragiles. On prend notre part, mais on ne peut pas prendre toute la misère du monde, comme disait Michel Rocard. C’est très important de faire de la pédagogie. Quand des gens demandent des papiers, on a aujourd’hui beaucoup de gens qui ne sont pas dans la situation de demander l’asile, qui sont en grand fragilité, qui demandent des papiers, à qui on dit non et qui ne repartent pas dans leur pays. ».

Macron aime décidément cette formule puisqu’il la répète en septembre 2019:

« La France ne peut pas accueillir tout le monde si elle veut accueillir bien. »

Idem en mai 2021:

« Ça veut dire que vous ne remplissez pas les critères. On prend notre part, mais on ne peut pas accueillir tout le monde », a répliqué Emmanuel Macron, dans une phrase paraissant faire un lointain écho à l’affirmation demeurée célèbre, en 1989 par Michel Rocard alors Premier ministre socialiste, que la France ne pouvait pas « héberger toute la misère du monde ».

Et rebelote ce mois ci, ce qui nous a donné l’idée de réaliser cet article:

Macron reste ferme : « L’Europe est le continent qui fait le plus. Nous Français, nous faisons notre part. On accueille de plus en plus d’enfants, nos départements le savent. Nous investissons 2 milliards d’euros par an sur l’hébergement d’urgence », insiste le président, qui assure offrir un modèle social « généreux ».

Mais « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », assure le président, reprenant la phrase célèbre de l’ex-Premier ministre socialiste Michel Rocard, et qui veut mettre en place des stratégies de démantèlement des réseaux de passeurs, ainsi que des partenariats avec les pays de transit.

Et à chaque fois les réactions sont vives, comme le montre cet article:

Le député écologiste (ex-La République en marche) Matthieu Orphelin l’a accusé d’entretenir une « confusion entre asile et immigration irrégulière », tandis que le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, a affirmé que « les personnes qui fuient la guerre, l’oppression et la mort » n’étaient pas « des flux migratoires irréguliers ». Pour l’Elysée, « l’intérêt collectif » de la communauté internationale est « d’anticiper » en « coordination avec les pays voisins de l’Afghanistan et les pays de transit ».

[…]

Le candidat à la primaire écologiste Yannick Jadot s’est dit « sidéré » d’entendre « que les femmes, les hommes et les enfants qui fuient l’enfer des talibans sont d’abord une menace », et le maire de Grenoble, Eric Piolle (Europe Ecologie-Les Verts), a estimé que « Macron fait honte à la France ». Même indignation chez les députés La France insoumise, où Adrien Quatennens a accusé le chef de l’Etat de « rabougrir la France », tandis que Clémentine Autain et Eric Coquerel dénonçaient une réponse « sordide ».

III) Et aujourd’hui?

1)Qu’en disent politologues et sociologues?

L’essayiste Pierre Tevanian explique dans Politis que cette phrase est « intenable »:

À chaque événement qui interpelle l’opinion publique – comme des sans-papiers qui occupent un lieu ou la mort d’un enfant au bord d’une plage –, la phrase est avancée pour dire « circulez il n’y a rien à voir », comme énoncé policier, au sens de Rancière. La phrase est une sentence de mort parce qu’elle vise à entretenir le statu quo voire à le durcir alors que les coûts invoqués par Macron ne représentent rien à l’échelle du budget de la France. En proportion, ce n’est rien à côté de ce que font quasiment tous les pays européens voisins. Et même quand Macron dit que c’est l’Europe qui en fait le plus, c’est absolument mensonger. Tous les chiffres officiels qu’on possède sur les déplacements de populations montrent que les trois quarts se font entre les pays du Sud. Ceux qui tapent aux portes de l’Europe représentent 5 ou 6 % des personnes déplacées.

Dans un livre, toujours Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens ont analysé la phrase « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » en en discutant chaque mot pour en extraire le sens.

  • Le sujet « on » (ou dans une variante, « nous »), dilue la responsabilité, crée un consensus artificiel, et sépare dans un réflexe xénophobe la collectivité nationale de la masse des étrangers.
  • L’utilisation du verbe « pouvoir » est aussi qualifiée de « coup de force rhétorique » dans la mesure où le choix politique est ainsi caché derrière une prétendue nécessité, grâce à l’invocation d’une impuissance de nature économique.
  • Le mot « accueillir » (ou dans la version initiale de la phrase, « héberger ») est une métaphore domestique qui détourne de l’objectif de mener une réelle politique publique.
  • Le mot « toute » exagère la menace d’une invasion et justifie une politique de tri, illustrée par le contraste entre le volontarisme en faveur des Ukrainiens en 2022 et l’indifférence aux Afghans fuyants le retour des talibans un an plus tôt.
  • Le terme « misère » est abstrait ; ce choix de mot efface l’humanité des personnes qui s’exilent, tout en les assignant au malheur.

Dans l’ouvrage 50 questions de sociologie, Mathieu Ichou a cherché à démonter les trois présupposés qui semblent fonder cette formule:

  • selon lesquels l’ampleur de l’immigration serait telle que la France ne serait pas en mesure de faire face;
  • que ces migrants représenteraient la « misère du monde » ;
  • et enfin que les migrants ne repartiraient jamais.

En 1990, dans un article « Misère du Monde, misère de la France », Gilles Verbunt dresse une attaque en règle contre cette phrase et la logique qui la sous tend:

Sans Appel

Mais ce qui est surtout sans appel, ce sont les chiffres. Car sous couvert de « pragmatisme » (comme avancé faussement par Sarkozy), la France est bien loin d’accueillir « toute la misère du monde » et même sur sa supposée « part ».

Ces arguments ont l’apparence de constats objectifs. Il n’en est rien. Tout d’abord, la France n’attire pas toute la misère du monde. On sait de longue date que l’émigration est sélective quand elle fuit au plus loin les dictatures, les conflits ou les persécutions. Ce ne sont pas les populations les plus pauvres qui rejoignent le continent européen, mais celles situées à mi-chemin sur l’échelle du développement, ayant assez d’atouts pour tenter leur chance en Europe.

Faute de ressources et de réseaux, les trois quarts des déplacés ayant fui la Syrie n’ont pas dépassé les pays limitrophes (Turquie, Liban, Jordanie). Seul le quart restant a réussi à gagner l’Europe de l’Ouest. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la Turquie héberge sur son sol 3,8 millions de Syriens, tandis que la France métropolitaine en a enregistré ou relocalisé 38 000 en l’espace de dix ans : cent fois moins ! L’Allemagne, de son côté, en a enregistré 770 000 : 25 fois plus que la France. La « submersion migratoire » syrienne prophétisé par Marine Le Pen en septembre 2015 n’est jamais venu jusqu’à nous.

Sur la décennie 2013-2022, la France est restée à la traîne de l’Union européenne. Elle n’a enregistré sur cette période que 3 % des demandes déposées en Europe par les Syriens, contre 48 % pour l’Allemagne. Elle a fait davantage pour les Afghans, surtout depuis la chute de Kaboul : 11 % des demandes qu’ils ont présentées en Europe l’ont été en France, mais c’est encore loin des 34 % parvenues en Allemagne.

Enfin, si l’on examine les décisions de protection, complétées par les réinstallations effectuées à la demande du HCR, la France affiche pour la décennie 2012-2021, selon Eurostat, un taux de 52 personnes protégées pour 10 000 habitants. C’est mieux que l’Italie (50) ou le Royaume-Uni (34), mais c’est loin derrière la Suède (288), l’Allemagne (180), la Suisse (145), la Norvège (140), la Grèce (113) et la Belgique (87). Certains pays ont viré de bord entre-temps, comme la Suède, lasse de jouer le bon élève de l’Europe et qui a réduit son effort dès 2015. La France est remontée dans le classement, sans prendre la tête pour autant. On fourvoie l’opinion quand on répète à l’envi que nous serions « le pays le plus généreux d’Europe pour la demande d’asile ».

[…]

L’hypothèse d’une hyperattractivité de la France ne résiste pas à l’examen : notre protection sociale n’a suscité aucun « appel d’air » en dix ans. Pour la simple raison que d’autres pays d’Europe ont été plus attractifs que nous, notamment dans l’aire germanophone ou le nord-ouest du continent.

Pauvreté pour tous!

2)Arguments d’extrême droite

L’extrême droite ne s’y est pas trompée et revendique la phrase fatidique comme un soutien explicite de « la gauche » à sa politique migratoire. FdeSouche explique bien que Rocard n’a adouci sa citation que lorsque la droite revient au pouvoir (ce qui est vrai):

Phrase qui est régulièrement reprise par les leaders de l’extrême droite française:

Ou ses organes de propagande:

Elle s’exporte même à l’extrême droite étrangère francophone comme au Québec:

Les proches du RN au Québec

On le voit la phrase et sa rhétorique sous jacente est donc tout à fait en phase avec celle de l’extrême droite. C’est pourquoi nous n’avons guère été étonnés quand Thomas Porte de la FI la qualifia comme telle. Mais nettement plus étonnante est la « Note » de Twitter:

Thomas Porte

Rien à redire a priori à cet argument et pourtant un twittos à rajouter une « Note ». Les « Notes » sont un nouvel instrument de Twitter permettant selon son gourou fascisant milliardaire de lutter contre la désinformation qui gangrène son jouet.

Et nous conclurons sur ce sujet.
On l’a vu dans cet article, la phrase porte des arguments d’extrême droite et est reprise par celle-ci. Le commentaire de Porte « Les mêmes mots que l’extrême droite. Les mêmes mots que les racistes. » est complètement détourné de son sens par le twittos qui a rédigé la note. Il ne s’agit pas D’ATTRIBUER la paternité de cette phrase à l’extrême droite, mais bien de dire que cette phrase relève du vocable et des idées de celle-ci (ce que nous avons montré par ailleurs dans cet article).
A quoi joue donc le twittos rédacteur et Twitter lui-même qui accepte une telle discordance dans le « debunkage » réalisé. Simple. Dès qu’elles ont été crées, les notes ont été squattées par des groupes militant et l’extrême droite très active sur twitter l’a infiltré.

Contrairement à ce qu’affirme un des leaders de cette désinformation, le sieur « Idriss Aberkane », polydocteur fake de son état:

Idriss Aberkane ment.

Et c’est précisément le cas dans la note sous le twitt de T. Porte. Nous avons regardé les autres notes du twittos, c’est sans appel. Il ne s’attaque jamais qu’à la « gauche »:

CONCLUSION:

La « fameuse » phrase de Rocard, certainement prononcée dans un contexte électoraliste à eux des résultats désastreux à tous les titres. Tout d’abord elle déconsidère celui (ou celle qui la prononce) comme un calcul électoral qui ne sert que l’extrême droite. Tous les termes en sont faussés et facilement contestables. Ce genre de phrase n’a JAMAIS contribué à faire baisser l’extrême droite. Au contraire, elles élargissent la « fenêtre d’Overton » d’autant que l’extrême droite peut arguer de la provenance de « gauche » de la phrase, ce qui lui apporte une légitimité supplémentaire. Enfin elle migre vers les sphères de la droite et de l’extrême droite, où elle est récupérée.
Enfin il est plus difficile de lutter contre cette argumentation puisqu’elle est censée venir du camps de la « gauche ». Bref une phrase qui contribue à se tirer une balle dans le pied. Il est d’ailleurs effarant que le gouvernement actuel continue de l’utiliser en en connaissant les effets délétères.

Et malheureusement, la gauche continue de jouer sur cet air, contribuant à faire évoluer la fenêtre d’Overton, vers celle d’Obertone.

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