Le professeur Débéka a une marotte depuis un moment, fabriquer un contre discours. Comme on ne comprend pas toujours ce que veut dire notre vénérable matou, nous sommes allés lui demander ce qu’il entendait par là.
C’est dans une ambiance un peu étrange en ce printemps 2023, dans une atmosphère qui alterne entre la lutte jusqu’au-boutiste et l’impuissance face à un pouvoir sourd, que nous avons pris rendez vous avec notre vieux sage. C’est aussi parce que nous cherchons encore à comprendre pourquoi le discours de la raison n’a pas toujours de prise.
Voici donc l’épisode 4 des interviews du professeur Débéka, pourquoi est-ce nécessaire d’avoir un contre discours quand on fait du debunking ?
C’est quoi un contre discours ?
Q : Alors professeur Débéka, qu’est ce que vous entendez par « contre discours » ?
R : La question essentielle, c’est plutôt « pourquoi le complotisme continue de prospérer, comme les idées d’extrême droite » ? Alors même qu’on sait qu’elles ne reposent sur aucune réalité, seulement des fantasmes. C’est un axe de réflexion que l’ont doit explorer, mais pas juste mon humble carcasse ou à l’échelle des Debunkers, c’est une dynamique générale à amorcer. À un moment, il faut penser stratégie.
Q : Ça ne répond pas vraiment à ma question… En quoi ça consiste ?
R : La raison d’être des Debunkers, c’était de contrer une tactique politique qui reposait sur le mensonge, mais comme ça a été dit et redit, les debunkers ne sont pas des fact-checkers. Même si il y a une demande de la part de nos lecteurs qui repose sur ce qui est vrai ou ce qui est faux, ça n’a pas de sens pour nous de se contenter de ça. Parce que justement, confronter à la vérité n’est pas suffisant pour convaincre. Et même, j’oserai ajouter que c’est en général une façon de briser toute discussion. (l’exemple numéro 1 dans cet article est à ce sujet éloquent)
Donc, il faut adosser ce travail à un discours, qui se définit autour des valeurs qui nous unissent : l’humanisme, l’émancipation, l’égalité. Ces valeurs que l’extrême droite et les complotistes méprisent, mais qu’ils ont également dévoyé en s’en revendiquant quand ça les arrange.
Le discours dominant
Q : Un peu comme Emmanuel Macron…
R : Derrière le sarcasme, il y une part de vrai. Le pouvoir porte par nature un discours dominant. Dans une société démocratique capitaliste, c’est la superstructure qui fixe les lignes du discours dominant. D’ailleurs nous vivons actuellement une séquence historique où nos valeurs ont été marginalisé par le pouvoir (Darmanin s’en prend à la Ligue des Droits de l’Homme, par exemple), alors que la voix principale du pouvoir, le président de la république évoque le désespoir, la misère et la colère comme carburant de l’extrême droite. Pour contrecarrer cette croissance fasciste il répond par une révolution industrielle. Le discours dominant est l’expression de l’idéologie dominante.
Q : Ce n’est pas un peu complotiste ce concept d’idéologie dominante ?
R : Non, il n’y a pas de complot derrière, c’est un mécanisme logique dans une société. Il y a une langue, un langage qui font unité, et un discours dominant partagé par l’essentiel de la population. On ne s’en rend compte que lorsqu’on se retrouve en marge de la société. C’est une évidence pour les minorités qui ont un vécu collectif lié à une répression, voir des persécutions pendant des siècles ou décennies. La tendance est à la tension lorsque l’idéologie dominante n’est plus partagée par une majorité, mais par une classe dominante. C’est ce qu’on voit apparaître quand un pouvoir est impopulaire par exemple. A contrario, les évolutions sociétales se font quand l’idéologie dominante a elle-même évolué : l’abolition de la peine de mort était impopulaire et est passée en force, alors que le mariage pour tous, malgré l’opposition farouche, était plutôt populaire.
L’idéologie dominante n’est ni bonne, ni mauvaise. Je risque la Lapalissade, l’idéologie dominante est juste l’idéologie qui domine dans un espace/temps. La logique complotiste est plus pernicieuse et peut largement être intégrée dans cette idéologie dominante.
Un contre discours est un impératif tactique
Q : Comment s’articule un contre discours face à ce discours dominant ?
R : Pour commencer, on a commencé par acter que nous étions en marge du discours dominant, hégémonique par nature. Logiquement, notre discours devient donc un contre discours. Forcément, quand une partie des Debunkers ont ou ont eu un pied dans les contre-cultures ces dernières décennies, ça semble une évidence. Mais gardons nous de tout esprit de contradiction !
Le discours dominant est bien souvent déconnecté des réalités de la précarité, des inégalités. Regardons l’improbable débat il y a quelques années sur le débat au faciès. C’était inaudible pour une bonne majorité de nos concitoyens, car ça allait contre les principes mêmes de la République. Comment la police pourrait-elle avoir un traitement différencié selon la couleur de peau ? Pour les jeunes des quartiers populaires, au delà de l’évidence, c’est une banalité.
Aujourd’hui, plus que jamais, le discours dominant, que ça soit via les gouvernements successifs (de gauche ou de droite) ainsi que les médias (qui sont essentiels, plus que jamais pour relayer cette idéologie), fait la part belle à l’entreprenariat et la libre entreprise. La réalité, c’est une précarisation généralisée, des salariés deviennent auto-entrepreneurs. Et le pire, vous savez quoi ? C’est que beaucoup approuvent, car c’est une voie louée par cette idéologie, malgré l’évidente absence de réussite.
Q : Donc le contre discours consiste à être communiste avec des chapkas et à glorifier Lénine ?
R : Le communisme moderne en Europe ressemble plus à un folklore nostalgique d’un temps révolu. Et à bien y regarder, ça ne s’est pas très bien terminé. Laissons les étiquettes de côté, ce n’est pas là que ça se joue.
Je vais prendre un exemple. En 1984, Bernard Stasi publie un livre « L’immigration, une chance pour la France », c’est l’année où se créé SOS Racisme. Stasi est un homme de droite, il publie son bouquin quelques mois après la marche des beurs, une marche motivée par un climat tendu et propice au racisme (les violences de Vénissieux). À Dreux, le RPR s’allie au FN de Stirbois, et à droite c’est Stasi et Simone Veil qui crie à l’infamie. C’est là que sort son livre, à l’encontre de l’idéologie de son bord politique.
La postérité l’a un peu oublié. Dans les années 2000, Mike Borowski (le créateur de Gérard info, après La gauche m’a tuer) s’est accaparé le terme pour le détourner en sobriquet, les chances pour la France sont pour lui les jeunes issus de l’immigration, coupables de tous les maux, trafic de drogue, rodéos urbains, violences, etc… En 2023, le discours de Bernard Stasi, qui n’est pas non plus un trésor d’audace est devenu presque radical.
Notre contre discours doit être une position claire, conscient de notre histoire politique, capable de regarder ses infamies (les gouvernements de gauche n’ont pas été les derniers dans les politiques racistes), mais surtout ne pas oublier ses valeurs. Par un glissement de la fenêtre d’Overton, le discours humaniste tend à être marginalisé. Des années à singer les droitdel’hommistes, à moquer la naïveté de nos principes ont amené à cette situation.
Il faut rappeler que notre discours est devenu contre discours, nous ne l’avons pas construit en opposition.
Q: Du coup, quel rapport avec le fact-che.. hum pardon, quel rapport avec le debunking ?
R : Le fact-checking qui se revendique de la neutralité est en fait adossé à l’idéologie dominante. C’est assez commun, et ce n’est pas très grave tant que que ces mêmes fact-checkers ne se font pas les chantres de la vérité absolue. On a eu souvent ce reproche que nous sommes politisés. Oui, nous sommes politisés. Nous avons identifiés des narratifs dans les discours complotistes et d’extrême droite. Ce sont des récits qui servent une idéologie réactionnaire, et dont la diffusion met en danger physique réel une bonne partie de la population.
Le problème de la politisation est assez courant dans le milieu zététique. Une bonne partie de vulgarisateurs revendique une non-politisation des sciences, un double combat, contre le marxisme et le nazisme au nom justement de LA science. Ceci est une idéologie politique, ne leur en déplaise. Et encore une fois, à refuser de nommer les choses, cette position s’adosse sur l’idéologie dominante.
Q : Mais la science, c’est quand même difficile à politiser, 2 + 2 = 4, non ?
R : Il n’y a que Jean-Claude Van Damme pour dire le contraire là-dessus. Pour le reste, c’est plutôt la façon d’aborder les sciences qui est politique, et c’est valable pour TOUT le monde, y compris ceux qui revendiquent leur apolitisme. On trouve des théories scientifiques, pas si anciennes que ça, qui se revendiquaient de la plus grande objectivité et qui ont servit la machine nazi, tant dans les hypothèses formulées que dans la façon de procéder (bonjour l’éthique!). Heureusement, aujourd’hui ces théories sont caduques. Mais il est important de savoir d’où on parle (sa place dans la société), c’est valable pour ceux qui ont une blouse blanche comme pour n’importe qui. Nous compris.
Pour prendre un exemple récent, Gims a été moqué pour ce qu’il a énoncé comme des vérités. Il a diffusé une néo-mythologie qui remet l’Afrique au centre de l’histoire. Nos courageux modos ont eu un mal fou à expliquer qu’il y avait une autre voie que celle de se moquer de Gims (que personne n’écoute chez nous et pour lequel nous n’avions pas une grande estime). Nous voulons justement refuser les concepts de révisionnisme et de roman national, cette habitude que nous avons de réécrire l’histoire autour des héros relève tout autant d’une néo-mythologie. Ce révisionnisme est un obscurantisme.
Quelle voie pour l’avenir ?
Q: Si je comprends bien, il faut réussir à ramener l’idéologie dominante de notre côté pour terrasser l’obscurantisme fasciste ?
R : Dans un premier temps, les idées progressistes sont considérées comme radicales. Alors la zone d’influence des mouvements humanistes s’est réduite à peau de chagrin. C’est le résultat de la dédiabolisation de l’extrême droite et de l’influence grandissante de certains médias qui carburent aux paniques morales. Mais le gouvernement actuel a une responsabilité importante. Il faut donc sortir de l’ornière, et c’est un parcours du combattant qui nous attend, fait de rappel de fondamentaux et de valeurs. Mais c’est important, il faut le faire!
Dans un second temps, on ne fera pas disparaître l’extrême droite et le complotisme en se contentant de s’y opposer. Il faut proposer quelque chose. Nous nous revendiquons du syndicalisme, qui a pour ambition à la fois de s’organiser aujourd’hui mais aussi de transformer le monde de et pour demain, c’est ce qu’on appelle la double besogne. Cette organisation est en phase avec les réalités des précaires et opprimés.
Q : Finalement, qui va écrire ce discours ?
R : Il s’écrit tout seul, tous les jours, constamment. Il existe déjà, mais nous n’en avons pas toujours conscience. Par conséquent, il n’a pas la force qu’il pourrait avoir. Ça c’est le premier point. Le second, c’est qu’il s’est appauvri dans le contenu, notamment par cette concurrence de clochers qui se revendiquent de la vérité absolue. Cette idéologie de la vérité est un poison. Il n’y a pas de politique qui satisfasse les exploiteurs et les exploités, ce sont des rapports de force et ça a disparu des discours progressistes. Le troisième point, c’est que le contre discours est une somme de discours qui forment une philosophie générale et qui acceptent certaines contradictions parfois. Le discours humaniste n’est pas toujours homogène, le pacifisme rigoriste est absurde quand un ami est attaqué par plus fort que lui par exemple (oui, je fais explicitement allusion à l’Ukraine et la position de certains pacifistes qui ferment les yeux et s’opposent à l’armement du pays).
Enfin le quatrième et dernier point est probablement le plus important. Un mouvement, c’est comme un langage, si il n’évolue plus, il meurt. En ce sens, il est important que ce contre discours soit en phase avec son époque. Et justement, il aurait beaucoup à gagner en force de vie à s’enrichir des discours humanistes de par le monde, autant que des minorités ici.
Q : Ce n’est pas une approche anti-système ?
R : Le mode de pensée anti-système rejette le politique. Il veut tout balayer et repartir de zéro, mais en fin de compte, ses premières victimes sont les luttes sociales, cet espace où se fabrique notre contre discours, et auquel nous tentons d’apporter notre humble contribution.
Après un long bâillement, le professeur se lève et s’étire. Puis il s’assoit devant la fenêtre, admettant finalement qu’un chat est bien embêté pour ouvrir les poignées.